Avril 2018
Théâtres du Shaman
Avec le soutien de l’Institut Français de Paris et de la Ville de Lyon
Ce voyage prépare la réalisation de 20 mSv.
Ce spectacle a été créé le 6 novembre 2018 à la MC2 à Grenoble.
Au sujet de 20 mSv
20 mSv est la traversée collective d’un sujet, le nucléaire civil, et l’observation des réflexions et gestes qu’il aura provoqués. Ce sujet touche à l’invisible, à la matière, au temps et au souci que l’homme a de sa santé et de la mort. Il engage notre sensibilité profonde, nos songes et éveille d’anciennes conjurations.
20 mSv est bien le rendu documentaire, transposé, de ce qui nous est arrivé en côtoyant ce sujet des semaines durant, réceptifs à des lectures, des rencontres, des discussions, mais aussi en traversant quelques espaces où il se manifestait pleinement et en toute invisibilité (des lieux contaminés).
Le risque est une des données cruciales de l’activité nucléaire et les débats sont nombreux qui tentent d’en cerner l’ampleur, de définir cette cause potentielle de désastres à l’échelle d’un pays ou d’une existence.
Traverser ce sujet c’est rencontrer des chiffres, des statistiques, à foison. C’est découvrir des normes aussi.
Toutes ont leur importance, la plupart sont peu connues du grand public. Certaines, sanitaires, sont cruciales pour les populations. Les événements récents du Japon en témoignent.
Au plateau, par les objets sont arrivés des actions. Elles sont apparues car, ce que chacun a mémorisé par la documentation est entré en porosité excellente avec ses préoccupations, ses doutes, ses croyances.
Nous proposons au public de partager
un temps collectif de concentration et de disponibilité face à ce sujet qui se
plait à reculer dès qu’on l’approche. Se tenir ensemble face à lui, avec le
bagage que chacun aura alors des faits et gestes du nucléaire, car cette
industrie nous environne ou se tient en surplomb de nos existences, c’est
selon.
Le séjour au Japon.
Il s’est déroulé du 21 avril au 2 ami 2018. Il comportait trois séquences.
• Une première séquence à
Tokyo : 21 avril > 23 avril
• Une séquence à Iwaki (résidence de base située à 40 kms sud du site de
Fukushima Dai-Ichi) : 24 avril > 29 avril
• Une deuxième séquence à Tokyo : 30 avril > 2 mai.
Les entretiens ont été traduits par Keiko Yokota qui a accompagné l’équipe en continu et sur toute la durée du séjour.
Onze entretiens ont eu lieu avec des personnes qui à divers titres et positions ont témoigné de leurs expériences de l’accident de Fukushima et de ses développements actuels. Japonais principalement (c’étaient des habitant(e)s, des médecins, des journalistes, des décontamineur, un élu ) mais aussi français(e)s (chercheuse auprès du CNRS, professeur et auteur)
Nous avons circulé dans la zone « fermée » ou de retour à « la normale » de la population déplacée en 2011.
Nous avons circulé dans les communes proches de la centrale : Futaba, Okuma mais aussi à Tomioka, Naraha, Namie, Itate et Minamisoma.
Nous avons circulé sur la Route N°6, mais aussi sur les routes secondaires, traversé des
espaces d’habitations fermées ou délaissées.
Nous avons découvert les nouveaux lotissements offerts à la population désireuse de retourner dans leur commune (à Naraha).
Nous avons constaté l’instabilité permanente de la radioactivité et ce qu’est un territoire contaminé avec des zones impactées ni régulières, ni stables. Elles sont à juste titre décrites en « peau de léopard ». Les sites de stockages, parfois immenses, sont légion. Nous avons regardé l’usage probable de terres contaminées dans les fondations de nouvelles digues côtières en chantier. Sur des dizaines de kilomètres, modifiant le littoral, elles sont sensées protéger à l’avenir les populations d’un tsunami d’importance.
On ne voit plus l’océan sauf à les escalader. Les dévastations du 11mars 2011 sont encore discernables : espaces d’habitation vides, rivages bouleversés, tétrapodes de béton brisés, jetés les un sur les autres comme par un joueur de dés, maisons encore éventrées, cimetières et temples aplanis.
Nous avons accédé par deux fois à la porte de la centrale Fukushima Dai-Ichi pour en évaluer le trafic d’accès.
Nous avons constaté des évolutions depuis notre passage en octobre 2015 : des parcelles de stockage de sacs de terre contaminée ont été évacuées. A la place s’élèvent des constructions gigantesques d’infrastructures : digues, mais aussi raccordements routiers dont on n’a pas obtenu auprès des gens l’emploi futur car ils l’ignoraient… S’impose une volonté de retour à la normalité qui masque difficilement la rareté des habitants revenus habiter ces espaces encore parfois lourdement contaminés (selon les normes en vigueur avant la catastrophe mais révisées depuis).
Nous avons écouté des témoignages au
sujet des événements de Fukushima et du nucléaire en général « cette chose
sur laquelle on vient buter ». Ils exprimaient les relations complexes des
autorités avec les populations, l’évitement des questions relatives au suivi
médical et gratuit de long terme, l’angoisse de la contamination (recoupant
parfois d’autres anxiétés plus personnelles de « cet objet qui n’a pas de
formes et qui modifie la relation avec les gens »), la fatigue des
familles qui sont mises en demeure de décider de leurs sort parfois seules et
sans que le pouvoir public les soutienne. Cette responsabilité qui en fin de
compte revient aux citoyens d’assurer leur destin, leur avenir, leur santé.
Cette façon de verser l’angoisse sur les gens sans les renseigner, ni leur
tenir un propos claire et correct. Côtoyer certains habitants a permis de
comprendre concrètement (et parfois crûment) la situation.
Familles séparées. Souffrances psychiatriques. Ecarts publics de conduite manifestes (tas de déchets domestiques étalés à la vie de tous) et contentieux entre habitants s’estimant lésés quant à d’autres.
Existent aussi des tentatives de compenser ce désastre par des actions symboliques. Ainsi : créer et déposer des figures-mannequins dans l’espace public pour palier l’absence d’habitants éloignés. Cette action conjuratoire engendrant ainsi des réponses rituelles des habitants ou des frayeurs -nocturnes-.
Nous ramenons quelque 2 000
photographies. Certaines seront exposées au TNS Strasbourg). Nous ramenons
aussi quelques objets.
Les apports singuliers de ce périple
Ce séjour a permis de recueillir des informations sans intermédiaires de témoins, observateurs et victimes des événements de Fukushima. Du fait de la présence réelle des interlocuteurs les questions ont pu se formuler et s’engendrer dans l’instant et le sujet se travailler pour chacun de façon inédite, parfois imprévisible.
Avec Shun Kirishima, Journaliste.
Pendant six mois se fait passer pour un ouvrier décontamineur
sur le chantier de Fukushima Dai Ichi pour accomplir son investigation et ses
prises de vues au jour le jour. Rencontre remarquable.
Ce cadre encourageait les associations d’idées de celles que permettent un tel
sujet aux répercutions multiples. La discussion a travaillé les contenus de
façon dialectique au delà de ce que permet la lecture. Le fil des questions et
des réponses a conduit vers des réflexions qui de prime abord n’étaient pas
encore conscientes, ni manifestes. L’échange réel, humain génère une empathie
ou une tension qui décalent le cadre initial. Des paroles moins conventionnelles
surviennent, ce sont celles que l’interlocuteur avait envie
de dire si on les lui demandait.
Ce séjour a permis de se rendre sur
« les lieux ». Ces espaces avaient souvent été décrits ou évoqués
dans des textes lus auparavant, ce qui a provoqué à la fois « un effet de
réel » et une appropriation personnelle. Cette synthèse intime des
mémoires sollicitées lors de la préparation trouve là l’occasion pour se faire
dans la fausse errance in situ.
Etre dans le paysage c’est entrer dans une vision qui se déploie naturellement.
Cette divagation permet d’aller ici ou là comme le corps le demande et en
ressent le besoin. Cette impulsion est tout sauf aléatoire, elle procède au
plus près de sensations fines, subliminales, où le passé et le présent
conjuguent leurs influences. C’est le signe précieux d’une dramaturgie en train
de ce construire, d’informations en train de se coordonner. On pense marcher
dans un lieu et on relie des mémoires.
« Sur place » des
souvenirs surgissent, parfois insolites, incongrus, il faut savoir les
recueillir. Ainsi à Namie : la plaine, le temple et le cimetière arasés
par le tsunami, le chantier imposant de la digue protégeant désormais une
étendue meurtrie. Le rivage offre là une vue directe sur la centrale accidentée
de Fukushima Dai-Ichi (distante de 2 kms). C’est un lieu-archétype où ont
fusionné des événements soudains et tragiques du tsunami et les dommages sans
forme et de long terme de la contamination. Dans les
maisons les vestiges de vies privées encore ensablées. Je me souviens d’un
radio réveil, au rez-de chaussée d’une maison éventrée, il est arrêté à
15h40 : heure de la vague. Ainsi la pendule de Hiroshima rappelant pour
l’histoire les 08h15 du 6 août. Autre temps certes, pourtant l’atome est encore
une fois impliqué dans cette suspension.
Ce périple a permis de se rendre
compte, pour et en chacun, des affects générés par la radioactivité quand elle
est bien présente et élevée (usage d’un radiamètre). Un trouble qui se perpétue
dans « l’après », quand on revient dans des espaces dont la
contamination est tellement légère qu’elle en devient, par contraste
négligeable, oubliable. On se rend compte des actes qu’on s’impose (avec
méticulosité, avec négligence, par automatisme) pour mesurer, nettoyer puis
séparer les vêtements et chaussures
« souillées », les conditionner à part, etc…
Ces séquences provoquent des états et des sentiments qui rencontrent notre
propre histoire autant que cette catastrophe tentaculaire auquel l’invisible
prend sa part. On constate combien ces actes de conjurations, de protection et
toutes les ombres de nos pensées se fécondent. Cette alchimie provoquée par
l’importance des enjeux invisibles se constate particulièrement « sur
place ». On ne peut l’anticiper car elle a le goût reconnaissable d’
hantises anciennes, voire enfantines.
Ce périple a permis de se poser des
questions sur des ordres de grandeurs :
• les distances (l’importance de son placement par rapport à un vis à vis
dans l’espace.
Ainsi avec le sol : se baisser, ramasser ou pas, s’approcher ou se tenir à
l’écart, avec ou sans masque…)
• l’intensité des rayonnements et de la contamination (instable,
variable, ses mesures inattendues)
• économiques (elles sont en jeu, crûment et maintenant davantage qu’en
2015. Les intentions se révèlent. Une industrie de ce type éradique toute vie
telle qu’elle se mène habituellement dans un espace donné, village laissé,
abandon pur et simple des maisons comme lors d’une rafle ou d’un conflit armé)
Les quelques heures passées à Tokyo
ont mis en évidence d’autres ambigüité propre de cette industrie : un
clivage social et mental qui permet à des millions de japonais de consommer et
de « s’épanouir » sans retenue, parmi les offres de services du système,
par les objets connectés friands d’électricité. En toute inattention de ce qui
se déroule encore dans le Tohoku : fournisseur de bars et d’énergie depuis
des décennies. Le déni (de cet événement cruel et actuel) est comme la force de
cohésion d’un groupe social
impossible telle la force de cohésion nucléaire qui lie les éléments du noyau
atomique entre eux malgré les charges électriques qui tentent à les repousser.
Cette force de cohésion tient la société ensemble et maintient le nucléaire
parmi nous. On vit cette situation et on la réfléchit avec netteté à Tokyo.
Hélas.
Parmi toutes les questions qui
remontent dans et par le paysage, durant et après les entretiens, celle
-ci :
• Peut-on vivre dans des espaces contaminés avec des taux de radioactivité
normés par des autorités qui ne privilégient pas de façon absolue la santé des
individus ?
Ce séjour a mis en évidence les termes du débat qui opposent ceux qui désirent
vivre apaisés (comme tout un chacun) dans un espace et les autorités qui, effectuant
le calcul des risques, peuvent leur proposer de revenir dans des lieux
anxiogènes (motifs économiques).
Reviennent ces propos du CIPR (*) « Les stratégies d’optimisation doivent
concilier la nécessité de protéger la population contre la radioactivité et la
nécessité pour l’économie locale d’exister et d’être intégrée dans le marché
mondial »
(*) : Le CIPR émet des
recommandations générales, destinées, en particulier, aux organismes
réglementaires,
sur les règles de protection et les niveaux d’exposition à ne pas dépasser.
Arpenter ces espaces nous a renvoyé constamment aux termes de ce débat.
L’importance de cette norme de 20 mSv (de rayonnement ionisants reçus par an)
adoptée récemment par la France s’est imposée à nous. Sur l’invitation de l’organisation
européenne Euratom, notre pays a du choisir une norme de contamination
concernant les territoires en situation post accidentelle. Dans la fourchette
proposée (de 1 mSv à 20 mSv) la France a choisi la plus haute.
Ces fait est ambigu, obsédant.
Cette norme, peu connue du grand public, toute récente (la directive Euratom 2013-59 a été publié le 17 janvier 2014- elle devait être intégrée dans le droit national avant le 6 février 2018)
procède des événements de Fukushima encore en cours. Elle impacte déjà notre réalité.
Elle est entrée dans notre travail.
Elle nous confie cette question :
« Vivre ensemble dans l’espace, dans le paysage partagé,est-il encore possible dans une société qui
s’est appareillée sur le nucléaire ? »
Enfin, on aura constaté que le Japon des temples, des fêtes populaires, des soins traditionnels aux arbres, aux objets et à l’espace cohabite avec ce désastre des arbres- agents de risque, des objets abandonnés, des espaces évités et souillés.
Vivre ça.