Un théâtre résolument physique
Marie José Mondzain / Bruno Meyssat
Article paru dans la revue
Mouvement N°50 – Janvier / Mars 2009
Avec Séance , le metteur en scène Bruno Meyssat propose un « partage scénique » quasi socratique, fondée sur l’échange avec les spectateurs. En novembre dernier, au lendemain d’une représentation, il s’entretenait à Lyon avec la philosophe Marie-José Mondzain, récente auteur de Homo Spectator : ils nous livrent le fruit de leur dialogue autour de la mémoire et des objets, des images et de la pensée, en veille active contre les manipulations lénifiantes des industries du spectacle.
Marie-José Mondzain : « Les gens qui comme vous remettent en question
une tradition théâtrale dans son rapport au texte, par leur façon singulière
d’occuper l’espace sonore et l’espace des corps, courent le risque d’être
perçus et c’est souvent le cas, comme des acteurs de l’industrie du spectacle
ou de la performance. Le marché de l’entertainment ne fait aucune place
à la mobilisation de la pensée. Quant à la performance, elle se déploie dans
une temporalité brève fortement centrée sur des critères formels et plutôt dans
l’espace des musées et des expositions. Or, votre démarche reste foncièrement
fidèle au théâtre et aux enjeux de la pensée dans l’espace théâtral. Vous vous
adressez au spectateur en tant qu’il est à la fois le siège de l’émotion et
celui de la pensée.
Il y a beaucoup plus de gens qu’on ne croit qui sont dans le désir et la joie
que l’on fasse de la place à leur pensée et qu’on les respecte, qu’on leur
fasse confiance quant à leur capacité de produire un jugement, d’avoir des
émotions douées de qualité intellectuelle aussi bien que politique. Dans le
paysage actuel de la précarité à laquelle sont soumis les créateurs, il est
souvent difficile de résister à la tentation de la réussite au sens médiatique
et économique du terme. Le piège vient de ce que cette réussite désirée donne
l’illusion qu’on y trouvera le pouvoir de faire ce que l’on veut, et donc
d’être libre. Le réglage est complexe entre le pouvoir dont on a besoin pour
créer et l’autonomie que l’on veut préserver face à ceux qui fournissent les moyens
mêmes de la survie et de la création. Cela ressemble énormément au conflit de
Socrate avec les sophistes. Les sophistes prétendaient enseigner l’art de
réussir et de prendre le pouvoir et Socrate dénonçait la perte de la vérité,
c’est à dire en dignité et en liberté, que cet enseignement lucratif
entraînait. Socrate a laissé sa peau dans ce combat. L’argent et le pouvoir
conquis par la capacité de manipuler par la parole puis, à partir de l’ère
chrétienne, par le spectacle est un vieille histoire qui ne s’est non seulement
pas interrompue mais qui a pris désormais une ampleur sans précédent avec le
déploiement du capitalisme financier et spectaculaire.
Que faire alors ? Par exemple ce que vous faites et que je pense fondamental : fonder le geste théâtral dans l’adresse qu’il fait à des spectateurs reconnus dans leur puissance de mobilité, d’intelligence et de sensibilité. L’hypothèse en toute circonstance que toute rencontre avec les spectateurs est une occasion de mettre en œuvre une forme d’égalité dans la dignité et la liberté, me semble être le propre du désir que vous manifestez dans vos dispositifs. Et sur ce désir vous ne céderez pas quelle que soit la difficulté, l’importance quantitative du public, la nature des lieux où vous créez et développez une proposition. Un grand spectacle ne l’est pas par sa taille mais par l’impact qu’il a sur ceux qui l’ont partagé.
Bruno Meyssat : « On espère tous que l’impact d’un spectacle va au-delà de ceux qui l’ont vu. On ne comprend pas comment il peut toucher un nombre bien plus grand que ceux qui furent présents aux représentations, mais on sait que si l’on supprimait une œuvre ou une manière de faire du théâtre, c’est tout un ensemble d’harmoniques outrepassant largement son espace et sa fréquentation qui se retirerait avec elle, et laisserait l’environnement sérieusement appauvri.
M.-J. M. : « Le principe de l’art, appelons les choses par leur nom, c’est celui d’un débordement. C’est le fait de l’art d’excéder, de s’excéder lui-même. A cet égard, votre œuvre Séance (1) est un geste de grande ampleur. Le sens de cet objet, déjà par les discussions que vous avez induites vous a confronté à ce que vous vouliez : apprendre au fond que le sens de cet objet déborde très largement ce que vous avez voulu y mettre, que l’objet par lui-même fomente son propre excès, son débordement ; qu’à chaque fois que les acteurs le joue, il subit un renouvellement radical, une multitude de déplacements du sens, et qu’à chaque fois que quelqu’un le voit puis le revoit, il devient porteur de quelque chose qui excède très largement la simple expérience qu’il a faite pendant deux heures. . Par la parole et le ressenti, chacun en sort modifié et encore modifiable. Enfin, vous donnez l’occasion dans l’aventure expérimentale de Séance de voir deux fois, donc de se rendre compte qu’en l’espace de deux heures il y a déjà possibilité de déplacement. Donc chacun fait l’expérience de son propre débord dans le cadre même de la séance où la mémoire est convoquée. C’est cette ouverture infinie, cette mobilité renouvelée qui terrifient les pouvoirs institués. Plus un objet est intense, est une grandeur intensive, plus il est incontrôlable et inépuisable. Mais le capital et la consommation ne peuvent pas s’approprier la notion d’inépuisable puisque consommer c’est épuiser puis renouveler et reproduire. L’inépuisable de l’art est incompatible avec le système dans lequel le capitalisme a décidé de reproduire ses propres objets. On n’est pas venu consommer Séance.
Séance va nous travailler sans fin.
B. M. : « C’est pourtant la fréquentation courante de certains objets théâtraux peu commodes qui font que grandit la capacité naturelle de les accueillir et d’en jouir.
M.-J. M. : « C’est d’ailleurs ce qui rend passionnant le travail avec les gens jeunes et les enfants : on s’y trouve au vif de la demande avec une exigence sans artifice. Les enfants jouent, ce rapport de l’enfant au jeu fait que le jeu de la pensée trouve ses ressources dans tous les jeux. Votre position face au théâtre leur est immédiatement accessible. Cette jeune génération n’en peut plus de ne pas être considérée dans sa puissance de création, d’invention et de mobilité. Cette situation produit un sentiment dépressif, d’impuissance à transformer le monde. L’enfance apathique ou agitée fait l’objet de gestes médicaux d’une extrême violence alors que le problème est politique et la solution politique aussi dans le rôle que l’on confère a la transmission culturelle.
B. M. : « Dans la société telle qu’on l’observe, et dont nous sommes partie prenante, on sent bien une mise en concurrence générale des citoyens, une suspicion et une perte de confiance, au niveau global comme entre les gens eux-mêmes. Cela ne peut ne pas ne pas toucher le théâtre, qui repose d’abord sur un pacte de confiance entre salle et plateau, en tout cas pour les spectacles qui se présentent ouverts à leur public. La méfiance est comme une côte de plus à monter.
M.-J. M. : « Absolument. Toute l’organisation sociale est fondée sur la notion de sécurité. Les gens ont peur, on leur fait peur, qu’il s’agisse de traverser la rue, de serrer la main d’un voisin ou d’un malade, ou de se nourrir, partout c’est la peur qui doit régner. La réponse à la peur produite, c’est la sécurité et la police imposées comme nécessités. L’industrie du spectacle est un fournisseur, un entrepreneur. Ses entreprises fournissent de la sécurité dans la répétition de l’attendu ou du désiré. Il y a des formes de sécurité abusives qui peuvent utiliser le répertoire classique comme une fond confortable de formes établies et consacrées : il s’ensuit une exploitation tout à fait ravageante d’un répertoire émoussé, qui a perdu toute son acidité turbulente et sa capacité de mobilisation. Inversement, par un effet pervers, l’abandon du texte crée une autre violence, celle que vous évitez, qui consiste à rompre avec la tradition textuelle pour faire un théâtre balistique où les corps ne sont plus que des projectiles pulsionnels qui n’ont plus le moindre souci de ce qu’ils commotionnent chez le spectateur.
B. M. : « Vous voulez dire que la scène prend alors le spectateur pour cible ?
M.-J. M. : « Oui, il est ciblé, agressé. Faire scandale
devient la parodie de l’insécurité et de la mise en péril. Celui qui fait ça
finalement ne prend aucun risque, simplement il met le spectateur dans un état
émotif ou pulsionnel tel qu’il pense avoir touché son but en ayant atteint
l’autre à vif. Alors que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Le problème du
théâtre n’est pas d’arracher quelqu’un à soi même, au point qu’il perde la
maîtrise de sa propre parole ou sorte exsangue d’une représentation, au bord de
l’évanouissement ou d’une jouissance malsaine qui fait appel au voyeurisme…
B. M. : « On en revient à cette évidence : l’image n’est
pas un objet. Comme vous le rappelez, elle est de l’ordre de l’irréel. Or,
beaucoup croient que les images de ce fameux “théâtre d’images” se trouvent sur
le plateau. Mais c’est de la paresse. On passe trop vite sur le fait que
l’image est la résultante d’une relation. Si survient le projet de fasciner, à
ce moment-là, l’image peut redevenir un objet situé sur le plateau…
M.-J. M. : « Elle devient un objet de jouissance, ce qui ramène à la consommation…
B. M. : « … A un rapport d’intimidation qui rappelle de mauvais souvenirs.
M.-J. M. : « Oui, si l’on songe à la mise en spectacle de
la fascisation, du nazisme par exemple, à cette façon de s’attaquer, par
l’organisation de l’espace et surtout par la bande-son (le chant, le cri,
l’acclamation), à la respiration du spectateur, aux forces vives des corps de
tous. Il y a une désubjectivation du public. Or, ce que je trouve très
important dans votre démarche, c’est ce respect profond de la subjectivité
singulière de chacun.
Le geste d’art est par définition un geste de mise en danger. Vous prenez des
risques en dénouant, comme vous le faites, tous les rouages auxquels on a
l’habitude de s’accrocher – les enchaînements, les logiques coutumières,
qu’elles soient narratives, explicatives, métaphoriques ou mémorisées. Mais si
vous faites ça, si vous rompez avec la tradition narrative, comprise comme une
sécurité et un ancrage, si vous abandonnez le texte, ce n’est pas pour tirer
droit dans le public, mais pour nouer avec le spectateur un pacte de confiance.
Quelque chose d’un désarroi, d’une mise en péril, d’une mise en mouvement, d’une
insécurité va tout d’un coup être en jeu. Et dans ce dispositif fragilisant,
vous ne disparaissez pas, vous accompagnez. Vous ne lâcherez pas, vous tiendrez
compagnie (compagnie est un mot central pour le geste théâtral, qui dit toutes
les figures de la solidarité y compris avec le spectateur). Non seulement vous
bousculez des habitudes, déplacez des attentes, mais vous surprenez le désir,
faites surgir de l’inattendu – au service de quelque chose d’encore plus
important, qui est le partage d’un moment de pensée. C’est quelque chose de
très difficile à composer.
Avec Séance , selon moi, vous avez passé le juste pacte, réussi à trouver cet écart, cette distance qui sont les seuls moyens de régulation pour que ce qui arrive à chacun soit mis à sa disposition, qu’il puisse se l’approprier : il y a à la fois une mise en péril et le respect du secret pulsionnel de chacun. On est chacun pris dans l’intimité de ses émotions sans être violé et agressé directement, simplement convoqué. Il y a une adresse. Chacun pourra prendre la parole parce que d’avance, vous savez que votre théâtre s’adresse à chacun, mais chacun ensemble. Chacun ensemble, séparés chacun les uns des autres et dans l’après-coup du spectacle, devant sortir de cette singularité, de son isolement, pour nouer avec la parole du voisin et avec la vôtre, quelque chose qui va réguler, à la fois cette distance et puis ce lien qui se crée. On peut nommer ce qu’on a vécu, on peut le dire sans se mettre en danger, au contraire. Vous créez un deuxième espace théâtral qui est celui de la discussion, et qui est en osmose avec l’espace théâtral de la représentation, du moment où il y a eu la performance, l’œuvre. La discussion va prolonger la scène du théâtre par la scène publique qui est la scène politique : la scène de l’histoire de tous à un moment donné.
Forces 1915-2008 (2) consistait à voir deux fois la même pièce, dans des formes et des temps différents : une fois soutenue par le texte, et une fois sans lui, ce qui est une première façon de répondre à la question que vous posez – organiser le temps de la représentation comme étant lui-même dédoublé, fendu en lui-même, de telle sorte que le spectateur va faire une double expérience : puisqu’on ne peut pas le faire venir deux fois, on va créer une double expérience à l’intérieur de la création elle-même. Quant à Séance , l’expérience porte sur un extrait que l’on revoit une deuxième fois – mais cet extrait valant pour le tout. C’est avec la mémoire du tout qu’on a revu l’extrait, et c’est ce que je trouve très intéressant : l’extrait va être saisi dans la réverbération de la totalité, on ne le voit pas de la même manière, il y a une espèce de radiation nouvelle des effets internes. Vôtre façon de travailler est habitée par le souci d’amplifier le temps du spectateur en questionnant sa mémoire dans l’espace et le temps de la représentation elle-même. L’idée et sa mise en forme est magnifique mais je ne sais pas si il faut en conclure qu’il faut, de façon générale, que tout ce que l’on voit soit vu deux fois. Le désir de revoir a lui aussi son champ d’initiative qui déborde les décisions et les intentions de l’artiste.
C’est un des éléments de la mise en péril de l’art que de travailler dans l’éphémère en ayant lié un pacte avec la mémoire du spectateur. Parce que celui qui a vu une fois n’est pas amnésique. C’est-à-dire que ce qu’il a vu lui est désormais arrivé – car une œuvre nous arrive, comme des événements dans une vie : hier, ainsi, Séance m’est arrivée –, que sa mémoire va être irréductiblement travaillée par cet événement-là, et qu’il appartient à l’auteur de cette proposition de faire le deuil de ce temps-là et de lier ce contrat de confiance avec la mémoire des autres. L’objet va maintenant vivre sa vie dans la mémoire et dans la parole des autres. Comme vous le dites, l’impatience, l’accélération favorisée par les industries du spectacle font que ce qui est éphémère ne reste pas dans la mémoire et s’efface. Les industries du spectacle – à commencer par la télévision – sont même des industries de l’effacement de l’événement, c’est-à-dire de la perte de la mémoire. La représentation unique semble comme menacée dans la mémoire elle-même. On se dit que pour faire vivre la mémoire, peut-être aujourd’hui faudrait-il… forcer le trait ? Forcer le trait, prendre une place plus importante dans l’histoire du sujet pour que quelque chose lui arrive, parce qu’il a trop tendance à penser que ce qu’il voit ne lui arrive plus.
B. M. : « Je crois vraiment qu’il faut offrir au spectateur l’opportunité de revoir tout spectacle, que c’est même là un acte politique… de manière à ce que le spectateur se reprenne comme personne déterminante du spectacle. Pour moi, l’enjeu de ce théâtre est de permettre à chacun de voir à l’extérieur ce qui a lieu dans le monde intérieur. Je pense que le spectateur est l’ultime auteur d’un spectacle abouti.
M.-J. M. : « C’est ce que je défends quand, dans Homo spectator [Bayard, 2007, Ndlr.], je parle par exemple de l’autorité du spectateur : le spectateur est auteur, et on reconnaît un auteur à ce qu’il fait du spectateur un auteur, quand l’autorité de l’auteur et celle du spectateur sont indissolublement liées.
B. M. : « Dans L’image
peut-elle tuer ? [Éditions Bayard, 2002, Ndlr.], vous dites que les
spectacles les plus actifs, ou les plus nécessaires, sont ceux qui rendent la
liberté à celui qui les regarde. C’est un cadeau qui engage aussi son
destinataire…
M.-J. M. : « L’image ne s’achève pas ou ne s’accomplit pas dans cette simple relation d’un organe à un objet, et de la visibilité d’un objet à la capacité d’un organe d’accéder à la forme visible de cet objet. Nous sommes constitués par du regard, c’est-à-dire par une adresse. Quand nous regardons un objet et que cet objet est un objet d’art, qui ne se réduit pas à son rapport aux yeux, nous expérimentons la naissance de notre regard c’est-à-dire notre désir de voir autant que celui de naître dans un autre regard. Le désir de voir n’est pas un désir de voir un objet, c’est le désir, l’attente d’un regard. Quelque chose dans l’objet qui est visible nous regarde, mais le regard de l’objet est invisible et pourtant c’est parce que l’objet me regarde qu’il convoque mon propre regard sur cet objet. Il y a une relation invisible entre le regard des objets et mon regard sur le monde visible, et ça passe par la visibilité ! Si je disais : on n’a pas besoin des objets visibles pour qu’il y ait du regard, je tomberais dans une sorte de spiritualisme, de métaphysique ou de rapport à une mystique qui prétendrait qu’on voit le monde les yeux fermés, or j’accorde la plus grande importance à la présence visible des objets c’est-à-dire la convocation du regard par le visible, à cette immanence de l’invisible dans le visible. Ce rapport corporel, sensible à la matérialité des choses, est capital pour mettre entre nous des occasions. Sans lui, on n’a plus besoin du corps des acteurs, vous n’auriez plus besoin des objets. Or, votre rapport aux objets est capital, il faut que les choses soient là… Ce n’est pas de la métaphysique, c’est de la physique. Hier, parmi les choses et les rapports des corps aux objets dans l’espace, privés d’une syntaxe, je pouvais dire : « Ça me regarde… mais ce qui me regarde n’est pas visible ». Votre théâtre n’est pas métaphysique, il est résolument et radicalement physique.
1. Séance est composé de trois parties : une pièce essentiellement visuelle, une discussion avec le public à son sujet puis la reprise d’un extrait de la pièce. Création au Cadix – Saint-Laurent d’Agny en octobre 2008.
2. Forces 1915-2008 est un diptyque : la pièce Forces d’August Stramm (1874-1915) suivie d’une composition visuelle s’en inspirant. Création à la MC2 – Grenoble en janvier 2008.