Fanny Mentré : Aviez-vous une bonne connaissance du domaine du nucléaire avant que Bruno Meyssat vous propose de travailler sur ce sujet ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans ce que vous avez découvert ?
Philippe Cousin : En fait, quand Bruno m’a fait cette proposition, je
ne connaissais rien du nucléaire, comme la plupart d’entre nous. J’avais de
vagues souvenirs de l’accident de Tchernobyl, et j’avoue que j’ai complètement
effacé ce qui est survenu à Fukushima au Japon, je devais être occupé à des
choses plus essentielles pour moi à ce moment-là. Quant au nucléaire français,
outre le fait que j’habite en Alsace et que nous avons des inquiétudes sur la
centrale de Fessenheim, je n’en savais pas plus que la majorité des gens de ce
pays.
Parmi ce qui m’a le plus marqué, je choisis deux événements. Le premier vient
de mes lectures, en particulier La Menace nucléaire de Günther Anders
(1902-1992), philosophe, qui s’interroge sur ce qui a changé pour l’humanité
depuis l’avènement de l’énergie nucléaire civile ou militaire. « La
technique de la fission nucléaire ne pulvérise pas que l’atome mais aussi les
domaines de compétence. Aucune mesure politique ne correspond à l’utilisation
de la “toute-puissance” des monstres atomiques. » Je ne peux plus
envisager ma vie et ma « place » dans ce monde de la même façon,
après avoir lu Anders, conscient de la fragilité de notre humanité et des choix
que nous devons faire. « Tout jour gagné sera un jour gagné, mais aucun
jour gagné ne garantira que le lendemain sera, lui aussi, un jour gagné. Nous
n’en aurons jamais fini. Ce qui nous attend, c’est donc une incertitude
infinie. Notre tâche infinie consistera à faire au moins en sorte que cette
incertitude ne prenne jamais fin. »
Le second fait marquant c’est, lors du voyage que nous avons effectué au Japon,
de voir, sept ans après la catastrophe de Fukushima, les villes interdites de
la zone d’exclusion : tout est figé depuis le 11 mars. J’étais saisi par
ce que je voyais, ces villes désertées et en contrepoint les espaces de
stockage des déchets issus de la décontamination de certaines zones, vastes
lieux occupés par des centaines de gros sacs noirs défigurant le paysage comme
la trace de cette peste qui s’est abattue sur la préfecture de Fukushima.
J’ai découvert aussi, je ne m’y attendais pas, une certaine fascination pour la
haute technologie mise en œuvre au sein d’un réacteur nucléaire. Libérer autant
d’énergie par un processus physique – il s’agit en gros de casser des atomes
d’uranium et de transformer cette énergie de fission en électricité –, est un
phénomène exceptionnel qui ne me laisse pas indifférent.
Vous avez travaillé avec Bruno Meyssat depuis le premier spectacle de la compagnie Théâtres du Shaman en 1981, Détention, jusqu’à Il primo omicidio en 2006. Vous le retrouvez aujourd’hui avec 20 mSv. Avez-vous le sentiment de retrouver un travail « familier » ou voyez-vous de grands changements dans son approche ?
J’ai l’impression de retrouver un
paysage familier mais qui a sensiblement changé comme lorsque l’on retrouve
quelqu’un que l’on a bien connu après de nombreuses années – c’est la même
personne mais plus tout à fait la même. Dans les faits, le travail de Bruno n’a
pas changé, il cherche encore, d’une manière assez artisanale, comment rendre accessibles
des sujets réputés irreprésentables, par l’assemblage d’une bande d’images
(acteurs, lumière, décors et objets) sonorisée et de textes projetés ou dits.
J’ai travaillé avec des metteurs en scène qui ont une approche bien différente
de celle de Bruno – disons plus classique – et j’ai beaucoup appris dans ces
productions-là également. Mais comme j’ai commencé mon histoire d’acteur avec
Bruno, j’ai le sentiment de retrouver une certaine façon de faire et d’ouvrir
mon espace d’acteur selon d’autres perspectives, plus intimes, plus inattendues
– puisant profondément dans mon imaginaire et libre de faire toutes les
associations d’idées possibles.
Dans le spectacle, comment construisez-vous votre parcours intérieur d’acteur ? Avez-vous un sentiment de continuité d’une séquence à l’autre ou vivez-vous chacune d’elle de manière indépendante ?
D’abord, je fais le parcours proposé
par Bruno, je le pratique dans les filages et tous les ajustements réalisés au
cours des répétitions sans chercher à me raconter quelque chose, je fais ce
travail sans espérer un état particulier mais plutôt en abordant l’enchaînement
des actions d’un point de vue rythmique ou pratique ou bien en matière
d’énergie : si c’est une énergie haute ou basse. En fait, je le répète comme
un musicien qui, jour après jour, rejoue le même morceau uniquement pour le
doigté par exemple sans se préoccuper trop de la mélodie ! Mais à la
différence du musicien, pour moi la mélodie ne préexiste pas au travail, elle
se construit lentement et, quand je commence à la percevoir, alors elle devient
une sorte de guide, de rampe pour avancer en équilibre.
Comme toutes les images du spectacle viennent de nos improvisations, le sens
existait pour nous au moment du déclenchement des actions, donc le sens est toujours
là et je dois juste prendre le temps de « faire ». Ensuite, vient un
temps où ce que je fais commence à me raconter quelque chose qui, petit à
petit, va devenir « mon parcours » en cohérence avec le sujet du
spectacle et ma continuité se construit comme cela, par le déroulement des
actions, les rendez-vous avec mes partenaires dans des images faites à
plusieurs, les textes dits ou entendus. Mais il est vrai que durant un temps du
travail, les séquences sont indépendantes les unes des autres, et c’est
peut-être mieux ainsi, le sens vient plus tard pour nous, quand les actions ont
trouvé un point d’accroche intime pour chacun. Dans le spectacle, maintenant,
je marche sur le fil tendu et invisible d’une histoire mais sans être un
personnage et c’est une grande liberté. Je peux investir totalement tout ce que
je fais sans être embarrassé par la recherche d’une émotion ou d’un état
particulier, cela advient parce que je laisse de la place pour ça ou pas !
Est-ce très différent pour vous de travailler à base de matériaux documentaires plutôt que sur une fiction ? Qu’est-ce que cela modifie dans votre approche et votre rapport au spectacle ?
C’est différent. D’abord, je suis
observateur, comme à Fukushima ou lors de la visite d’une centrale en France,
je laisse passer en moi sans jugement le plus d’informations possible, des
sensations, des odeurs, des sons ou des couleurs ; j’écoute aussi les
propos essentiels des personnes rencontrées (décontamineur, journaliste,
ingénieur, médecin, mères de Fukushima). Ensuite, je suis lecteur et spectateur
attentif d’une série de documents proposés par Bruno, des livres mais aussi des
vidéos ; je suis témoin des entretiens en France avec des ingénieurs de
l’ASN (Agence de sûreté nucléaire), des responsables de la CRIIRAD (Commission
de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) ou un
décontamineur exemplaire, Monsieur Dubout, qui a fait le récit de son
expérience considérable de la radioactivité (auteur de Je suis décontamineur
dans le nucléaire, éditions Paulo Ramand, 2009), ou Françoise Zonabend,
ethnologue, dont l’ouvrage sur La Hague est remarquable, pour ne citer que
quelques-uns…
J’agis plutôt par associations d’idées, un geste en entraînant un autre qui
lui-même me fait penser à telle ou telle chose et enclenche une cascade
d’actions.
Parvenez-vous à trouver de la joie en tant qu’acteur, en travaillant sur un sujet comme le nucléaire, si potentiellement anxiogène ? Cette idée de joie est-elle importante pour vous dans le travail ?
Cela n’était pas simple de se lancer
sur un sujet pareil sans tomber dans le piège du spectacle à charge. D’autant
plus que nous avons découvert le rapport Parex qui dit comment des technocrates
envisagent la « gestion » d’un accident nucléaire en France, ainsi que
la transcription des auditions menées par la commission d’enquête qui a reçu le
directeur de la centrale de Fukushima Daiichi, ou encore le rapport de
l’Assemblée nationale de juillet 2017, et l’angoisse née de ces lectures et la
colère également sont réelles. Mais assez vite finalement, Bruno a précisé la
direction dans laquelle il nous faudrait œuvrer : rendre ce travail
documentaire aussi propice que possible au retour à soi, convoquer des textes,
des images, des sons qui, mis ensemble, permettent à chaque spectateur de faire
son spectacle et de le faire pour lui-même, c’est-à-dire d’y trouver une
nourriture particulière, des zones de réflexion peu utilisées et un retour aux
sens. Donc, pas de la joie mais une certaine satisfaction, celle du travail
bien fait et cela n’a rien de désuet, bien faire son travail, c’est vraiment
important pour moi.
Et plus généralement, je ne sais pas si la joie doit être toujours présente
dans le travail d’acteur, je dirais pour moi que c’est plutôt le plaisir pris à
faire les choses, le plaisir pris à construire patiemment un rôle ou une
partition comme dans les spectacles de Bruno, le plaisir pris à toujours
repartir de zéro et à inventer à chaque production un chemin inédit qui porte
en lui profondément une part de mon contentement.