Théâtre Public (avril juin 2014)
Entretien avec Bruno Meyssat réalisé par Olivier Neveux et
Christophe Triau en Février 2014
Avec 15%, crée au Festival d’Avignon 2012 et repris récemment en tournée, et
dans la continuité de ses deux précédentes créations (Observer et le Monde
extérieur), Bruno
Meyssat offre un spectacle, à nos yeux, important,
et qui traverse, à sa façon singulière, nombre de questions théâtrales
insistantes aujourd’hui : celle de ce que peut être un théâtre qui se
confronte à des enjeux d’actualité, un théâtre politique, non pas documentaire
mais organiquement documenté, qui ne ferait pas leçon au spectateur mais
s’adresserait à lui sur un mode rare et précieux d’activation et de
liberté ; d’un théâtre mettant en jeu la précision, issu de
l’improvisation, convoquant le subconscient et de fortes émotions. De plus, les
enjeux du « monde extérieur » et les modifications qu’ils entrainent
dans la pratique du metteur en scène et de ses acteurs s’inscrivent dans la
constance d’une démarche esthétique particulière, initiée dans les années
1980 ; ils témoignent du renouvellement comme du creusement d’un parcours
artistique patiemment et obstinément mené dans la durée – dont on peut se
demander si les circonstances institutionnelles de la séquence théâtrale
actuelle le rendent ou non plus difficile à tenir … Toutes ces raisons, et en
premier lieu notre conviction de l’importance de ses spectacles et du travail
théâtral qui est le sien, nous ont amenés à souhaiter ouvrir ce numéro par un
entretien avec Bruno Meyssat.
Olivier Neveux et Christophe Triau
O.neveux et C.Triau : Des titres comme Observer (2009) ou Le monde extérieur (2011) sont intéressants à commenter. Il semble qu’ils racontent quelque chose de ton théâtre, de comment vous donnez à voir le monde.
Bruno Meyssat : J’aime bien cette notion d’observation,
par rapport à cet endroit de concentration qu’est le théâtre : c’est l’un
des derniers endroits où, pour une durée limitée, on fait le pacte de tous
regarder en même temps, d’être attentifs à la même chose, sans que personne ne
dise « plus vite » ou « moins vite ». Il y a très peu de
lieux comme ça où il n’y a plus qu’une activité à faire, certes exigeante. Où
sont les autres endroits ? La messe ? mais la messe on n’y va plus
guère, l’espace religieux a reculé … Donc le théâtre (et le cinéma, mais le
théâtre est unique parce que ce sont des gens vivants qu’on regarde) est
vraiment un endroit unique où on se fait du bien car pour une durée déterminée
et d’un commun accord on ne fera qu’une seule chose à la fois.
On sent bien que le temps partagé n’est pas homogène, qu’il peut se dilater, se
défaire, devenir cristallin, c’est encore inouï. Et on se rend compte, si ça se
passe bien, que se rencontrer à l’occasion d’un spectacle est incroyablement
gratifiant. Quant au « monde extérieur », c’est là que résident tous
les sujets possibles. En 2010 nous avions réalisé un spectacle de ce titre, en
choisissant très tard, juste avant le début des répétitions, le fait
d’actualité qui en serait l’origine. On allait sortir ce spectacle comme on
bouclerait un mensuel. Je pense même qu’on pourrait faire un spectacle à partir
d’un petit article du Canard enchaîné ; parce que dix lignes peuvent
contenir un matériel bien plus important qu’une page entière, parce qu’elles
sont grosses d’un fait « archétypal » — ce mot
« archétype » peut paraître redoutable, mais j’ai une foi aveugle en
leur existence, je crois que si finalement je ne croyais pas à ça, je n’aurais
aucune raison de demander une heure vingt d’attention à autrui.
O.N et C.T : Il semble qu’il y ait eu ces dernières années un tournant dans votre travail, avec vos trois derniers spectacles : Observer, Le Monde extérieur et, en 2012, 15%, (et votre prochain projet, Apollo, poursuivra cette inflexion), pour lesquels vous avez pris comme sujets des événements historiques ou contemporains. Il se trouve qu’on entend beaucoup parler de théâtre documentaire — et ces spectacles ne sont sans doute pas « documentaires », mais assurément documentés. Comment en êtes-vous venu à cette pratique, à ce rapport au réel contemporain, et que représente-t-il dans votre travail ?
B. Meyssat : Les sujets choisis proviennent de l’histoire contemporaine mais ils rencontrent une méthode de travail qui existait préalablement. Ce couplage, qui peut paraître étrange, est de fait un aboutissement, même si par le passé j’ai déjà rencontré l’histoire du naufrage du Titanic en 1993 puis l’archéologie égyptienne en 1997. Notre attention plutôt anthropologique et liée aux matériaux subconscients s’est déployée et a été déplacée par une dramaturgie tournée vers le monde extérieur. Cela s’est passé de façon naturelle, lors d’un voyage intense, au Japon, en 2006, à l’occasion d’un atelier autour des dramaticules de Samuel Beckett. Une amie m’a conseillé d’aller à Hiroshima, connaissant mon lien aux objets et à leur mémoire. Cela a été un moment d’une très grande émotion. Un certain nombre de matériaux, d’affects se sont trouvés comme enflammés par cette visite. J’y suis retourné deux jours de suite. C’était tellement fort que j’ai voulu que cela dure dans le travail : je me suis dit qu’il fallait tenter une réalisation à ce sujet au Japon. Cela devait s’appeler « 8h15 » (c’est l’heure où la bombe a été lâchée). Mais j’ai vite senti que, comme français cela serait impossible de faire un tel spectacle là bas alors qu’eux-mêmes continuaient d’avoir avec ce sujet des rapports d’une grande ambiguïté. J’ai donc renoncé. Mais c’est comme cela qu’est née l’idée de travailler sur une séquence historique.
Puis, en 2008, avec beaucoup de hantises j’ai pu formaliser à nouveau ce désir en faisant venir à Hiroshima, quasiment tous les acteurs du projet (pour certains, c’était la première fois qu’ils allaient en Asie). J’ai senti alors qu’on allait vraiment travailler de manière collective. C’était très nouveau pour moi. Des choses que je n’aurais jamais abordées me revenaient grâce aux acteurs. On travaille mieux ensemble, avec les acteurs, en objectivant très tôt un sujet à l’extérieur de nous. Avant, le sujet comme donnée intérieure affleurait peu à peu, parfois pendant les répétitions. Le partage avec l’équipe était souvent flou, l’aire commune de notre intérêt difficile à circonscrire. Je me retrouvais parfois isolé d’eux. Tandis que là, j’énonce vraiment le matériel initial. Bien sûr, je passe encore devant, je lis avant eux mais j’ai hâte qu’ils me rattrapent et je suis enchanté de partager l’instruction de l’affaire comme le ferait un documentariste, très tôt, en amont et en conjuguant les aptitudes de chacun des acteurs. C’est comme si on se mettait à peindre ensemble sur un même modèle. Et chacun peut parler de la façon dont il voit le modèle. Comme je travaille sur des couches subconscientes, c’est important que le sujet appartienne aux acteurs, il faut qu’ils aient des contenus personnels qui leur font plaisir à investiguer. C’est ça la nouveauté : ils sont prêts à faire une enquête personnelle à l’occasion d’un sujet qui a été déclaré à l’origine. Et cela change tout dans le travail car les perspectives sont multipliées et certains détails délaissés refont surface.
L’approche collective du sujet est très longue, elle permet de délimiter précisément un endroit qui conjugue nos intérêts profonds, on le fait apparaître ensemble en l’instruisant. On se met à lire beaucoup, collectivement, parfois des ouvrages épuisés qu’il faut se procurer. Pour Le Monde extérieur, ils allaient sur internet le matin et ils ramenaient des éléments pour l’après midi ; pour 15 %, j’ai donné des premiers textes (comme ceux de Jean-Paul Dollé ou de Frédéric Lordon) en septembre 2011 puis on s’est mis en chantier en mars 2012. L’économiste André Orléan est venu nous rencontrer sur le plateau et il était étonné de la pertinence et de l’acuité des acteurs au sujet des questions financières ! J’ai besoin que l’acteur devienne aussi obsédé que moi par le sujet : je ne lis presque plus que des ouvrages qui se rapportent à lui, il faut que j’en sois imbibé, prêt à toutes les connections lorsque je verrai quelque chose, quelle que soit sa vitesse de propagation ou son contexte. J’y pense constamment. Je deviens prêt à entendre le sujet ou à le voir transposé dans n’importe quelle action de la vie.
O.N et C.T : Poursuivons sur cette bifurcation dans votre travail. Vos spectacles relèvent désormais du « théâtre politique », ce qui n’est pas une mince surprise quand on songe à de précédentes créations comme Les Disparus (1993) ou le bouleversant Orage (1996). Mais ils ne coïncident qu’imparfaitement avec cette dénomination — et c’est cela qui est heureux. Ils en perturbent l’évidence… Pourriez-vous revenir sur l’apparition récente d’une dimension politique dans votre travail, et peut être aussi sur le sens que peut recouvrir pour vous l’association du théâtre et de la politique ?
B. Meyssat : Je n’avais pas anticipé que ce serait du théâtre politique. J’ai rejoint une sorte de pedigree naturel : j’ai toujours été très intéressé par l’histoire. Je lis d’ailleurs plutôt des ouvrages d’anthropologie, de sociologie, de la « presse lente » comme Le Monde Diplomatique ou le Courrier international. J’ai grandi dans un milieu politisé : mon père, paysan puis ouvrier, vendait L’Humanité. Il m’a légué ce souci d’écouter la parole politique avec attention, avec le souci du détail. Le détail en politique c’est important. Puis j’ai eu la chance de faire une 1ère et une Terminale B (Sciences économiques). Là, un professeur extraordinaire Jean-Louis Jarrige, m’a inculqué le scepticisme, la crudités des intérêts, la confrontation entre le capital et le travail qui s’exacerbe encore de nos jours. Je l’ai observé démonté un modèle économique et une époque comme on démonterait une voiture. Il m’a appris, à la suite de Marx, que c’est l’infrastructure économique qui conditionne la superstructure : les gens échangent des biens, ils font l’économie ensemble ; ils créent des différentiels de richesses et font éclore un type de culture. Cela mettait à l’envers les réalités auxquelles je croyais et cette mise au net, ce primat de l’économie, se vérifiaient sans arrêt. Puis d’autres intérêts personnels ont fait que j’ai oublié ces fondamentaux— mais je demeurais toujours très concerné et ce qui se passait dans la société m’émouvait énormément. Mais dans mon travail au plateau nulle répercussion, j’étais occupé par le passé, la foi, l’inconscient, les revenants, les superstitions. Et donc, à l’occasion d’Hiroshima, tout s’est recollé, c’était une évidence. Je savais que cela pourrait surprendre.
J’ai un sérieux problème avec le théâtre dit « politique » et avec
le mot même de « politique ». C’est un de ces mots tellement mis à
mal qu’il peut couvrir toutes les avanies et tous les courages. Les personnes
qui en vivent l’ont tellement dévoyé qu’il est désormais synonyme de
« tactique », il n’indique plus une quelconque transcendance au sujet
de la Cité mais qualifie principalement des agissements désorientés, voire
anecdotiques. Pour moi, un vrai théâtre politique, c’est un théâtre le plus
contemporain possible. Je trouve qu’il y a tellement d’informations à traiter
autour de nous qu’il n’y a nul besoin pour pratiquer « un théâtre politique »
de puiser dans le répertoire classique voire antique grec ou latin. Je ne
comprends pas du tout cet acharnement à soutenir que Marivaux ou Molière sont
politiques alors qu’il y a tellement d’événements inusités et complexes qui
nous interpellent, tellement de sujets urgents. D’ailleurs ces deux auteurs,
très concernés par leur temps, se sont mis au travail, ont créé des formes et
ne se sont pas contentés de reprendre des fabliaux du Moyen Age. Ils ont
instruit leur époque comme il nous faut le faire aujourd’hui avec tout l’
ingrat et patient travail que cela exige. Sauf à encourager les poncifs, il
nous faut accepter les appétits, les cruautés, les biais de notre époque.
Versailles n’est plus un modèle sérieux.
Concernant 15%, avec André Orléan, et d’autres « économistes
atterrés », on était sûrs d’une chose : c’est que s’il y a bien une
chose qui rate concernant le scandale de l’économie, c’est de provoquer
l’action en le dénonçant. Cela fait des années qu’ils écrivent, qu’ils le
décrivent, et ils ne savent plus par quels moyens passer — ils ne sont pas
entendus, pas invités, pas écoutés sauf par ceux qui connaissent déjà la
pertinence de leurs thèses. Là, au théâtre, avec 15%, une reprise de ces
tentatives aurait été vaine, absolument. Si Inside job, le film essentiel de
Charles Fergusson, ne suffit pas, alors vraiment… Au théâtre ce n’est pas le
bon moyen, on est forcément battus par le documentaire, et on devrait même être
battus par les émissions télévisuelles, les débats. Que la finance soit scandaleuse,
on le sait, et ça nous fait tous bailler… : Pourquoi ? Je crois qu’en
fait on retombe sur la paresse, et probablement sur l’évitement d’un endroit
qui fait souffrir, parce que la finance brasse des choses qui font mal :
la veulerie, l’appât du gain -les quantités sont impressionnantes- l’impunité…
C’est une part terrible de nous qui est mise en lumière. En plus la littérature
financière peut rebuter par sa technicité tant son imaginaire est pauvre.
L’entrée est donc difficile. Par rapport à un sujet comme ça, il faudrait que
chacun de nous, metteurs en scène, y aille avec son propre mode de réalisation,
propose « un retour » à partir de son propre territoire. C’est ça
vraiment le théâtre politique : chacun rabat sur sa propre technique un
sujet d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de réaliser un tract, car c’est alors
choisir la communication d’un contenu plutôt que la façon singulière dont on
restituera les choses et c’est une forme singulière qui peut amener ce contenu
à sa plus haute intensité.
Si quelqu’un fait du théâtre d’ombres, et bien il fait du théâtre d’ombres au sujet de l’économie financiarisée ! C’est ce que je disais récemment à des gens d’un comité d’entreprise : ils pensaient que j’allais leur apporter plein d’informations sur cette « chose » qui restait pour eux mystérieuse ou leur donner encore d’autres raisons de s’emporter…Je leur disais qu’après avoir instruit le sujet, il devenait un matériau pour une écriture de plateau qui allait forcément le déplacer et que ce qu’ils allaient voir ce ne serait pas forcément les images qu’ils attendaient, mais tout autre chose, les choses qu’on aurait trouvé précisément en peignant le sujet. Ce sujet de la finance percute mon travail, mais après trente trois ans ; c’est mon 34e spectacle, je rencontre cette question, ces faits et j’en sors un objet qui est d’abord un fait scénique.
O.N et C.T : Observer ou 15% convoquent tout un monde que le théâtre politique (et plus largement la politique) dans sa quasi totalité délaisse et que l’on pourrait désigner, un peu rapidement, comme « inconscient social » ou « inconscient historique », hérité de Freud ou de Jung. Quelle place occupe ce matériau tout à la fois dans votre appréhension du monde et dans votre théâtre ?
B. Meyssat : J’ai eu, en effet, deux tuteurs extrêmement importants : Jung et Winnicott. Si j’arrêtais le théâtre je les lirais jusqu’à la fin de ma vie et ça me suffirait largement ! Je lis d’ailleurs très peu de fiction ou alors quelqu’un comme Norman Mailer. Bivouac sur la lune, c’est fabuleux, de documentation et de travail, et son point de vue est anthropologique, ample, hanté, visionnaire… Le premier, Jung, m’a fourni comme le braquet entre la personne et le vaste « monde extérieur ». Avec lui, j’ai découvert la façon dont une époque charrie des contenus qui sont des créations collectives, déposées à l’extérieur d’une immense intimité partagée. Jung avait lui même rêvé, à l’orée de la guerre de 14, d’une immense vague de sang « recouvrant tous les pays de plaine septentrionaux (…) Cette vision me troubla et me donna des nausées »…
Cette chose qui se manifeste comme une réalité extérieure mais qui est en vérité une production de nos parts d’ombre, je crois à son importance et à sa prépondérance quand les circonstances sont réunies. Ce qui m’intéresse dans l’époque, dans un fait choisi, c’est de repérer de quoi il pourrait être l’image. De quoi la finance est elle l’image ? Et en avril 2010, pouvait-on lire comme symptôme cette effusion de pétrole au fond du golfe du Mexique et qui dérivait vers les Bahamas, l’endroit où est arrivé Colomb ? Comment se fait-il que tout cela ne soit pas déchiffré ? Que l’on ne voit pas ? Il y a dans l’époque des endroits qui ne sont jamais que la cristallisation de conflits, d’états de nos âmes ou de nos débats intérieurs. Elles se déplient dans l’immense extérieur où on vit. Les crises arrivent à la fois comme un embrasement collectif et un dérèglement personnel démultiplié. C’est comme cela que je lis l’histoire.
Le deuxième « tuteur », c’est Winnicott. La découverte de Jeu et réalité a été pour moi décisive. Je lis et je relis Winnicott. Je suis étonné qu’il ne soit pas plus connu. Il donne tellement de pistes sur ce qu’est la culture, l’improvisation, l’imaginaire, l’activité. Qu’est-ce que cela signifie de créer quelque chose là où auparavant il n’y a rien ? Il nous instruit au sujet des acteurs, de l’objet, de l’aire de travail, de la soif de sens qui nous tenaille et nous fait vivre et inventer. Après cette lecture on ne peut plus observer les acteurs de la même façon. Quand j’aborde un acteur, ce qui m’intéresse ce n’est pas qu’il soit bon professionnellement, cela je le sais, mais je veux savoir s’il peut improviser et quel plaisir il y prend. C’est très particulier, l’improvisation : où est-on lorsque l’on fait cela ? C’est un mystère et un gouffre joyeux. La tâche demeure de faciliter l’accès à cet état pour que cela soit gratifiant pour la personne qui joue et pour celle qui regarde, et ceci sans entraves inutiles. Que cela se passe sous les auspices de la gratification, que cela ne soit jamais pénible même si l’on travaille sur des sujets pénibles. Ces deux auteurs m’ont vraiment aidé à inventer des exercices et des protocoles de travail.
O.N et C.T : Comment cela se joue-t-il dans votre travail, qui repose, dans le temps de création, sur du matériau venu d’improvisations ?
B. Meyssat : A un moment, quand on lit un événement, on repart du concret et quand on aborde la crise, on a besoin de savoir de quoi elle est l’augure pour pouvoir contourner des poncifs. Car ce qui caractérise nos jours est bien l’encombrement de la Communication qui bouche tous les tuyaux qui véhiculent ordinairement du contenu. Il faut d’abord déblayer toute cette fange, mais c’est un travail quotidien pour chacun de nous, pour aller voter ou acheter en supermarché. Pour le plateau c’est pareil. Essayer d’écouter le symptôme d’un événement profond, d’un événement intérieur. C’est ce que nous apprend Jung : on est avec sa part d’ombre, et c’est à sa rencontre qu’on peut se réunifier. Ainsi, les traders ne sont pas des salauds ; si ce n’étaient que des salauds… La finance est un espace amoral. Ils travaillent rapidement et sans souci d’éthique — ce sont d’autres gens, dans les banques, qui s’occupent de la déontologie, c’est à dire de l’observation scrupuleuse des lignes rouges tracées par les lois en vigueur. Ce qui est intéressant, c’est de voir ce qui se passe quand on s’absout de la morale ou de l’éthique, ce que cela produit. De repérer le potentiel que les traders ont développé mais qui existe bien en chacun de nous. Pour comprendre leurs méfaits, je pense en fait qu’il est encore plus intéressant de se pencher sur soi.
Quand on parle avec des traders, on constate qu’ils hypertrophient une seule capacité, au prix de reléguer toutes les autres. Ils sont un cas d’école et ils nous ressemblent… Et puis les détenteurs de capitaux, les rentiers les lâchent dans l’économie réelle et ils produisent une catastrophe, comme des bambins qui cassent tout. Eux mêmes ne savant pas pourquoi on les empêche si peu.
Nos élus, discrets sur ces sujets majeurs, provoquent d’autres débats pour détourner les yeux. Ce laxisme nous concerne hélas également. Ainsi : les Américains sont coincés car, pour la plupart ils ont tellement boursicoté pour leur retraite, l’achat de leur maison, de leur études, qu’il faut qu’ils y croient encore, qu’ils mangent le Truc jusqu’au bout. La finance a embrassé leur vie, ils ne peuvent plus reculer — sauf ceux qui n’ont absolument aucun titre boursier, en général ceux-là ils ne vont même plus voter…
Quand on travaille en improvisation, cela convoque évidemment des espaces subconscients (ou subliminaux) : c’est-à-dire juste en dessous du seuil de conscience, lorsque ce qui arrive devait arriver mais qu’il n’avait pas été prévu ni pré-imaginé. Il est nécessaire que les images nous rattrapent. Si on ne réalise que des images prévues, c’est l’ennui terrible. Le travail de plateau doit rejoindre un endroit inédit et auquel on n’aurait pas pu arriver par la voie de la raison ou de l’anticipation. Ce que permet le travail d’improvisation, c’est la qualité des liens de confiance des personnes présentes. Les acteurs savent qu’ils peuvent tout faire, et que s’ils ne veulent pas refaire une improvisation je n’insisterai jamais. Il est très important qu’on puisse aussi jeter du matériel.
Toutes les images sont trouvées, au sens où on trouve dans un caillou par terre la forme d’un visage. Je ne travaille pas avec l’inconscient des acteurs, j’en suis bien incapable. Et s’il remontait quelque chose de cet inconscient, je pense que le travail s’arrêterait aussitôt. Mais ce que Jung nous a appris c’est que les matériaux subconscients sont des partenaires et non des adversaires dont il faudrait redouter les apports. On flotte sur des courants subliminaux et il est important de les visiter constamment, tel un plongeur, plutôt que de les fuir. Le subconscient doit être envisagé comme un lieu ressource dont on dégage l’accès avec des exercices : il faut agrandir sa maison pour avoir le plus de capacité pour pouvoir improviser, inventer des liens entre des sensations, des idées. Ces flux d’énergie sont disponibles et ce ne sont pas des obstacles mais des facilitants. Le subconscient, c’est l’endroit le plus qualifié, le plus juste quant aux associations, car il les vit « en grande ouverture » avec d’ailleurs tellement d’intensité qu’on évite d’y être relié en permanence. On ne peut y demeurer. Nous, dans le travail, on ne fait que prendre note de ce que le subconscient nous dit. C’est comme ça que je vois les choses. Il faut inventer des techniques pour en perdre le minimum, pour y aller sans trop de fatigue, pour trouver les bons objets. Et je crois aux choses : une chose crée l’action, et l’action crée enfin la rencontre avec ce qui ne devait pas arriver. Les choses sont comme des outils. L’objet amène l’émergence de potentiels qui sont inatteignables par un acte de réflexion. On le sait bien, il faut ne plus y penser pour que cela arrive.
J’ai de la chance d’avoir ces acteurs-là, qui savent trouver la distance juste qui permet qu’une chose émotionnelle en répétition puisse se perpétuer dans le temps pour être utilisable bien plus tard en représentation. Nous avons un système de notation précis et conséquent et les acteurs réécrivent ce qu’ils ont fait. Cela passe donc par le filtre d’une remémoration immédiate, le travail de la main. Il y a de l’émotion pendant le travail, mais il y a tout de suite une façon de la regarder, de la structurer et de la mettre en mémoire de manière à ce qu’elle ne se dilapide pas. Sur 500 images, pour 15 %, on en revoit 120. Notre credo quant à la mémoire est puissant. Le spectacle est là mais il n’est pas dans le bon ordre. Il faut encore trouver la formule, l’ordre de parution de ces fragments.
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O.N et C.T : Et comment s’organise ce montage, ce choix ?
B. Meyssat : Ce qui est compliqué quand on choisit les images qui constitueront le spectacle — à partir de 500 événements- c’est de distinguer les 120 puis les 60 scènes « archétypales », les 60 « scènes noyaux » qui vraiment représentent ce que nous avons traversé du sujet, de comment la finance s’est présentée à nous, comment elle infuse les rapports humains, l’espace, la machine, la vitesse, la beauté
Ce sont les acteurs qui amènent l’image ; moi il faut que j’observe si à un moment ce qui arrive est homologue à événement que j’ai ressenti comme structurant notre rapport à la finance. C’est là où je dois saisir quelque chose : le vrai moment, c’est la pré sélection des 120 improvisations principales : on va bâtir une maison, on le sait, il faut choisir 120 pierres dans le gros tas et ne pas se tromper. Pour cette raison, si les acteurs ne le « sentent » pas, je me questionne à mon tour, alors on peut être amené à refaire encore pour évaluer si je n’ai pas été inflationniste quant à elle, illusionné. J’ai confiance aux acteurs… Choisir les 120 pierres importantes, c’est repérer des blocs durs. Mais il y a aussi du sable précieux, des gravillons utiles, des granits impossibles, de tout…Et comme un travail de ce genre est consacré à la mémoire lente du spectateur, ce ne sont pas les actions spectaculaires, impressionnantes qui doivent être privilégiées mais celles propres à la succession, au flux global du montage. C’est leur vie ultérieure à la représentation même qui compte, celle où des mémoires lentes vont se mettre en place et procéder à des échanges chez le spectateur. Il s’agit de réaliser un organisme vivant, ductile, plutôt qu’une suite d’actions qui « déchirent ». Et paradoxalement il faut parfois brider le matériel disponible pour que cette vie ultérieure se réalise.
A cette phase je m’appuie aussi sur les sensibilités différentes des acteurs. J’essaye qu’il n’y ait pas de dominante encombrante, que chacun amène sa propre couleur. Dans une équipe de hand-ball, un gardien n’est pas moins intéressant qu’un avant. Donc il faut vraiment faire avancer le spectacle en mettant les acteurs au maximum de leur potentiel, en faisant « circuler le ballon ». J’ai donc tendance à choisir des images qui satisfont à ces deux conditions : qu’elles soient archétypales, grosses d’un contenu découvert collectivement, et que le ballon circule.
O.N et C.T : Peut-être faut-il revenir sur ce que vous désignez, à la suite de Jung, par « archétypal ».
B. Meyssat : Je pense qu’il existe des objets durs, mentaux, des figures qui sont des endroits où se cristallisent beaucoup d’événements. C’est quelque chose de central que je n’arrive pas très bien à expliquer… Il y a dans l’Histoire, ou dans l’actualité, des faits qui présentent une sorte de géométrie, dont les formes atteignent presque une pureté ; ce sont des figures fugaces mais essentielles parce qu’elles sont l’agrégat d’événements complexes. Comme la fovea, cette dépression médiane de la rétine où la vision est la plus nette, c’est un point nodal : si on comprend ça on comprend beaucoup d’autres choses qui sont périphériques. Et c’est bizarre parce que ce sont des objets discrets ; ce sont les plus importants et en fait… ils attirent tout ce qu’on fait comme les trous noirs la matière du cosmos , ils sont d’une telle densité qu’on ne sait pas où les localiser ni les décrire. Pourtant on sait que, comme création collective et objet interne ils nous guident. C’est pour ça, aussi, que la bourse m’intéressait beaucoup, car la valeur d’un titre est le fruit d’un effort et d’une observation collective. André Orléan décrit avec acuité combien l’évaluation des titres boursiers émane d’un inconscient collectif, traversé encore par ces pulsions mimétiques qui influencent toute notre existence. La valeur est le fruit d’un recoupement collectif d’espérances. A ce titre, c’est une création humaine. Et c’est à lui que nous empruntons la dernière phrase de 15% : « Une opinion commune émerge non pas parce qu’elle est intrinsèquement vraie, mais parce que tout le monde croit qu’elle est vraie. »
Pourquoi ai-je choisi, pour Le Monde extérieur, cette effusion de pétrole au
fond du golfe du Mexique ? J’ai eu le sentiment que cela représentait,
dans une image simple et obstinée, l’état des choses après cette séquence de
crise financière dont les informations choquantes venaient tous les matins nous
souiller encore et encore… C’était en 2010 : ce flux de pétrole, 650 000
tonnes, qui s’épanche en plusieurs semaines dans cet endroit fabuleux où
l’histoire rapporte que ce sont rencontrés deux mondes, et encore cette
photographie d’ Obama sur une plage ramassant ces petites boulettes sombres… Et
les Américains qui suivaient ça en continu sur leurs écrans car il y avait une
caméra qui filmait l’effusion en continu.
Et on n’arrivait pas à reboucher ce trou qu’on avait fait et qui apportait ces
saletés ; ensuite on a dissout cette saleté par des produits solvants, on
l’a fait disparaître et maintenant qu’on ne la voit plus on pense qu’elle n’est
plus là. Je me suis dit : c’est un raccourci de notre temps. Il est plein
d’archétypes, ils se baladent comme ça sous diverses formes, et on dirait
qu’ils nous disent : « mais regardez-nous, c’est évident, on est bien
là, vous nous avez pas vus, c’est pas possible ! On va repasser encore un
coup… ». Ce sentiment venait peut-être de mes lectures, je ne sais pas,
mais il y a des fois où l’on sent bien que quelque chose arrive et que c’est la
manifestation, l’image d’une présence considérable, cette fois, et qui fait
signe. Elle est au centre de la communauté et reste pourtant invue, ça c’est du
travail pour le théâtre, je crois.
O.N et C.T : Ce rapport aux « images », ou aux actions, qui est le vôtre lors des improvisations, a-t-il en quelque sorte son symétrique dans la réception du spectateur ? Devant quoi placez-vous le spectateur, avec sa part singulière d’appropriation des événements que vous proposez sur la scène ?
B. Meyssat : Je travaille au sujet d’une activité importante du spectateur : ses projections. Que fait on d’autre au théâtre ? Pour ma part, le caractère résolument ouvert des actions proposées pose au centre l’événement de la projection. Je pousse ça au plus loin, j’en fais l’Acte principal.
Je pense qu’un spectacle se déroulant sur un plateau n’est pas fini, mais
infini. Mon théâtre n’est pas un théâtre d’image. Personne ne me fera croire
que l’image est sur le plateau ! L’endroit où arrive (ou n’arrivera pas)
l’image, c’est dans le cerveau du spectateur. C’est donc un moment
d’appropriation et de reconnaissance. L’image en soi, comme surgissement
précieux, est une création pure du spectateur résultant d’une activité. De
notre côté, l’objet présenté a été trouvé à partir d’un sujet, il représente
quelque chose pour nous qui n’est pas cérébral, ce sont des émotions que nous
avons mis en ordre de manière à ce qu’elles proposent pour chacun(e) des temps
de pensée et de souvenirs.
Le spectacle est une suite de : « Et pour vous, c’est l’image de
quoi ? ». Les gens peuvent reconnaître des choses qu’ils ont vécues,
élaborées ou imaginées. La part d’ombre de chacun est convoquée, je l’ai
rappelé pour le sujet de la finance en particulier. Je souhaite que l’activité
que nous proposons encourage une reconnaissance d’événements ou de percepts à
partir de relations libres à établir entre les actions du plateau. Et même s’il
n’y a pas de fable, de narration c’est pourtant quelque chose de très
construit. Comme en acupuncture : si on appuie là, qu’est-ce que ça fait
chez les gens ?… Un tel spectacle n’est pas un récit mais une aire
d’expérience.
O.N et C.T : Il est effectivement rare, comme spectateur, d’être invité à un pareil rapport. Et on se met à rêver qu’il se généralise : n’être pas tenu de vivre tous la même expérience, n’être pas soumis à l’injonction d’un sens univoque. Cette liberté laissée à chacun est-elle parfois difficile à concéder ?
B. Meyssat : Non. Je suis prêt à tout entendre : des agressions injustifiées ou des louanges que je trouve excessives. Si j’avais voulu « dire », j’aurais utilisé les mots, j’aurais écrit une lettre, si je suis resté en deçà, c’est pour provoquer quelque chose que le spectateur devra finir. Le spectateur est, de fait, l’auteur du spectacle. On le dit sans arrêt, et on ne vous croit pas. Les gens qui s’ennuient tout le temps devraient d’ailleurs s’interroger. C’est finalement pour exercer un potentiel personnel qu’on va au théâtre, non ? De fait, on n’y voit que ce qu’on y apporte, cela peut avoir une saveur soudaine et inouïe ou la fadeur reconduite des clichés, des situations apprises.
Moi je crois aveuglement, résolument à l’activité désirante du spectateur : « voilà je vous propose cela, finissez ». Le spectateur peut voir quelque chose auquel nous n’avons pas pensé, se tromper sur le nombre d’acteurs, je trouve cela formidable. C’est bien la moindre des choses que d’accepter cette liberté. On ne fait, d’ailleurs, que les spectacles qu’on aime voir. Moi quand j’étais étudiant, j’ai découvert le théâtre presque par hasard. Bob Wilson, par exemple, qui m’a beaucoup marqué, à dix-neuf ans. Je découvrais qu’en fait le théâtre c’est aussi libre que ça, que ce peut être aussi une sorte de méditation active et non la poursuite des cours de littérature par d’autres moyens. En fait je désire que les spectateurs devant mes spectacles soient dans la même attitude d’ouverture que je le suis devant les improvisations au départ du travail, quand je ne sais pas ce qui va arriver et que c’est le saut chaque jour. Comme dit Reinhold Messner, devant une montagne, l’alpiniste doit être actif, il ne peut pas se dire « non je ne monte pas, la montagne se tait ! ». Il doit trouver un passage, et le passage, c’est le sens. Messner ajoute même, lui qui a risqué sa vie, sans oxygène et dans la Zone de la mort en Hymalaya : « Produire du sens est non seulement un droit mais un devoir. Le sens ne se trouve pas, donc nul besoin de le chercher ».
O.N et C.T : La question du théâtre telle qu’il se fait, se pratique … Comment vous sentez-vous dans le théâtre contemporain aujourd’hui, comment perçevez-vous la réception de vos propositions, et peut-être sur une échelle de plusieurs années ?
B. Meyssat : Quand j’ai commencé le théâtre, il n’y
avait pas de paroles dans mes spectacles. J’avais pourtant fait des études
littéraires, c’était bizarre !… c’est sorti sans texte. Et ça me plaisait
tellement d’avoir fait ça que je me disais que le plaisir de les partager
allait être naturel pour les gens : il y a du son, de la lumière, c’est
impossible que cela ne touche pas les gens ! Et je me suis pris une volée
de bois vert les premières années… Pour survivre ; j’ai accepté que mon
travail, à son origine, impliquait une activité que les spectateurs ne sont pas
disposés à faire que cet endroit n’était pas attendu, qu’ils n’en avaient pas
forcément envie…
J’ai navigué entre « c’est de ma faute » et « c’est de leur
faute », pendant des années. Il est évident que la diffusion joue un rôle
décisif dans tout cela. Si je peignais je pourrais mettre mes toiles dans un
coin et me dire que j’aurai raison dix ans plus tard, que je ressortirai Orage
et alors on verra bien si j’ai maltraité Strindberg… Mais au théâtre l’accueil
c’est tout de suite, et avant toutes choses nous passons tous par un filtre,
celui de la diffusion. Prépondérant, il est peu questionné. Qu’est-ce qu’il
faut montrer au public ? Ceux qui s’occupent de ça sont déterminants et
responsables de l’esthétique telle qu’elle s’affirme finalement à un moment
donné. Alors on ne sait pas si le public n’est pas prêt ou si c’est la
quarantaine qui l’entoure qui encourage l’inertie. Parce que moi, je ne trouve
pas que ce soit plus difficile de voir nos réalisations que d’assister à Phèdre
en alexandrins pendant trois heures et demie — quand on interroge des lycéens
on sent bien que cinq actes de Racine, eh bien si ce n’était pas
« Racine » cela provoquerait des hurlements… Beaucoup s’ennuient avec
du texte, cependant cet ennui, ce désoeuvrement ingrat est considéré comme un
prix acceptable, voire un grade à passer, tandis que rencontrer un travail
hors-fable peut paraître scandaleux, et devant ce gouffre on peut considérer
sans délai que c’est n’importe quoi, que le hasard seul et la négligence y
prévalent parce qu’ils n’ont rien vécu d’identifiable pendant une heure et
demie. Or non, ce n’est pas n’importe quoi : c’est un travail assumé de
déplacement et une écriture. Une première et unique rencontre peut échouer et
dans d’autres disciplines c’est une donnée parfaitement acceptée.
Peut-être que si les gens voyaient le spectacle deux fois… — mais le public ne
voit pas de spectacles deux fois ou c’est vraiment très rare. Il faut plusieurs
écoutes d’une pièce de musique qui déplace quelques habitudes, sinon c’est
impossible : pourquoi n’accepte-t-on pas cela au théâtre ? Les
enregistrements ont aidé à comprendre une certaine forme de jazz, de musique
contemporaine ou même de traditionnelle — c’était plus difficile quand cela
passait par les seuls concerts (Webern, perçu d’abord comme atroce et
inassimilable). On sait très bien que si on retire certains éléments attendus,
que si on propose d’autres alliages, alors ça passe ou ça casse. Et le faire
avec le théâtre c’est prendre la pratique à contre-emploi, tenter l’impossible,
car c’est ce contre-emploi qui va devenir l’événement principal, car pendant la
représentation tout ira trop vite, et n’arrivera qu’une seule fois. Ça peut
très bien passer et cela n’aura rien à voir avec la compétence culturelle du
spectateur ; il y a des gens qui sont prêts à ça, parce qu’ils trouvent la
porte d’entrée tout seuls. J’ai eu des cas comme ça, par exemple à
l’étranger : un gars, en Egypte, qui n’avait jamais vu de théâtre de sa
vie et qui nous confiait combien il était rassuré par rapport à ce qu’on lui
avait dit du théâtre.
O.N et C.T : Allez vous beaucoup au théâtre ?
B. Meyssat : Non. Mais le théâtre aime bien ceux qui
ont du mal avec lui. Non ?
Il est très rare dans une représentation d’entendre et de voir en même temps,
c’est ou l’un ou l’autre. Et ça me semble pourtant là, dans cet état qu’on
assemble finalement la représentation. Trop souvent on est convoqué pour
apprécier comment le plateau se sort des difficultés d’un texte, comme les
portes d’un slalom géant …..ah.. la mise en scène…
O.N et C.T : Et vous avez l’impression que c’est plus manifeste, plus compliqué, ces dernières années qu’il y a dix ans, que la séquence a changé pour des pratiques comme la votre en termes de réception, diffusion… ?
B. Meyssat : Quand on fait des spectacles depuis 34
ans, on peut devenir « encerclé » par sa propre histoire,
« Meyssat on connaît » c’est un étau dont il faut se dégager. C’est
pour ça que je suis content quand on revient voir notre travail après dix ans
et qu’on dit « Mais cela a énormément évolué ! »… Heureusement
que cela a évolué ! Je me pose bien sûr toujours la question de ne pas
refaire. C’est parfois un défi : là, on va commencer Apollo, notre
prochaine création, avec la même équipe, strictement et c’est une frousse de
rééditer ce qu’on sait faire. Je n’arrête pas de leur dire : c’est
magnifique de se revoir, mais ce sera bien plus dur, parce qu’il faut repartir,
certes pas de zéro, mais ne pas refaire.
Pour ce qui concerne le paysage théâtral et son évolution ces dernières années,
elle est banale : de la peur et de la dispersion en plus, chaque année.
Devant la pléthore de propositions les diffuseurs ont l’embarras du choix, le
rapport de force est absolu… Face à cela, nous on est comme des vendeurs aux
puces qui attendent dans le froid ; on attend devant nos tables qu’ils
s’arrêtent ; mais en fin de compte, ce sont toujours les mêmes qui
s’arrêtent. Les autres s’observent entre eux. Celui seul qui s’arrête sait
pourquoi. D’autres ne viennent pas voir les spectacles pour ne pas qu’on ait à
en parler. Comme vous le savez, pour les indépendants, ne dirigeant pas de
théâtres, la tache est plus compliquée car dans l’échange nous n’avons que
notre travail, mais il est notre essentiel. On tolère trop la mort prématurée
de nos spectacles car la plupart désirent participer « au suivant »
en oubliant que programmer devrait être une forme noble de création. C’est une
aberration économique de plus. Je regrette, c’est mon expérience, que les
petites structures redoutent davantage la réaction de leur public que celles de
tailles importantes, comme si les habitants de petites villes étaient vraiment
moins armés que les autres, plus sommaires, pour rencontrer des proposition
exigeantes, dites « singulières ». Je m’interroge vraiment sur cette
idée que le public ne serait pas prêt, certainement ce sont les cordons
sanitaires de la sorte qui créent la rareté de certaines formes et les rendent monstrueuses,
parce que trop rares. Nombre de questions de notre secteur tournent autour de
la diffusion, or il est le sujet le moins débattu entre les parties
concernées ; comme si ce domaine fonctionnait au mieux. On parle toujours
de production des spectacles mais rarement de la manière de les montrer, de les
amener aux gens. Cette réserve, et qui se perpétue, peut étonner.
O.N et C.T : On est très frappés du sentiment de solitude que l’on perçoit dans le spectacle vivant aujourd’hui, de l’absence d’interlocuteurs que soulignent beaucoup de metteurs en scène, par exemple. Est-ce que vous partagez ce constat ?
B. Meyssat : Il y a deux ans, j’avais proposé des réunions professionnelles, entre collègues, où on ne parle que de travail — et non de subventions, de production… Et ça n’a pas marché. Les deux collègues connus, sur lesquels je voulais m’appuyer ne m’ont pas répondu ; puis à Avignon, l’été dernier avec Eric Lacascade on a relancé cette idée, et on était… quatre : E.Lacascade, E.Didry, C.Marnas et moi. Et il n’y a pas de suites pour l’instant.
O.N et C.T : Comment vous expliquez-vous cela ?
B. Meyssat : Je ne me l’explique pas vraiment. Pendant
ça se passe très bien, et c’est intéressant qu’il y ait des réunions de ce
type. D’ailleurs elles ont existé il y a une vingtaine d’année au festival
Théâtre en mai à Dijon, elles ont permis à une génération entière de se mieux
connaître, de parler ensemble. Elles étaient à huis-clos. Désormais si on
réunit quelques metteurs en scène, tout un public est convoqué pour écouter la
discussion, ce qui fait que plus rien de fragile, de sincère n’a lieu dans ce
genre d’arène dont la vertu est de communication.
Ce que les « metteurs en scène » ont en commun est plus important que
ce qui les divise. Nous ne sommes pas concurrentiels comme les constructeurs de
voitures : si on réalise quelque chose de personnel, cela ne relèvera
jamais de la concurrence. Ce n’est pas à nous d’intégrer cette notion — si
certains veulent s’en servir, c’est à notre préjudice, ça ne sert en rien la pensée…
Si on mène un parcours à soi, eh bien … Il n’y a pas de secret dans le travail,
il n’y a que des « comment fais-tu ? », « quelles sont tes
difficultés ? », « tu travailles avec quoi ? » — c’est
de cela qu’on voulait parler. Et cette réunion a été passionnante, elle a duré
trois heures et demie, on ne s’est pas ennuyé une seconde, et en fait on n’a
pas été fichus d’en refaire une autre… L’idée était de se coopter au fur et à
mesure, d’arriver à une vingtaine de personnes toutes générations confondues.
Mais ça n’a pas marché. Je pense qu’on est tellement dispersés, culpabilisés,
par toutes les obligations administratives, relationnelles, etc.… L’idée était,
au moins, qu’on soit aussi avenants, voire malins, que les dentistes, qui se
rencontre en congrès : s’ils ont des problèmes avec certaines prothèses ou
tel type de radiographie, ils en parlent, et ils savent bien qu’ils ne vont pas
se faire tort en parlant technique ! Même les pâtissiers se rencontrent
certainement plus entre eux que nous, au niveau national ! Par contre, les
diffuseurs qui se voient entre eux — ils se voient beaucoup plus que
nous ! Quand je disais « malins », c’est aussi que nous, à un
moment, on représente quelque chose par la force qui nous est propre :
c’est qu’au moins, on sait faire des spectacles. On doit quand même parler de
ça entre nous… Je ne sais pas pourquoi ça ne marche pas. Alors que sur place,
on se régale avec les collègues à discuter ainsi ensemble ; mais s’y
rendre semble difficile, toujours subordonné à des indisponibilités qui sont en
fait des formes de déni du véritable endroit. Quand deux metteurs en scène se
rencontrent, ils parleront d’abord d’argent — pour ne pas parler du
travail ! Il n’y a plus de fédérateur, un nouveau Vitez, qui pourrait
impulser de telles rencontres. Alors est-ce que ça me manque ? Oui, c’est
dommage, l’isolement peut être terrible, surtout si quelque chose concernant la
création, et nuisible, se décide sans nous, alors que nous n’aurons créé aucune
communauté, rien fait ensemble.— ce n’est pas au Syndeac qu’on va défendre ces
questions sensibles ; c’est à nous, à un moment, de nous connaître, pour
pouvoir faire corps et ramener le travail de plateau au centre des soucis.
O.N et C.T : De se connaître, et de se reconnaître aussi comme différents — et non par « familles » ou par clans…
B. Meyssat : Je pense que ça nous manque, et qu’à un
moment ça risque de nous revenir dans la figure ; parce que ce seront des
réalités hors-plateau qui vont décider de nos conditions d’exercice. Non, de
l’essentiel on ne parle quasiment jamais. Comme si l’essentiel c’était d’avoir
de l’argent pour réaliser ; c’est cardinal, absolument, mais loin d’être
suffisant, ce n’est que le début.
photographies de Michel Cavalca