du 1er au 7 Avril 2006
Propos recueillis par Catherine Firmin-Didot pour Télérama en Mars 2006
Bruno Meyssat à Lyon, Annecy et Grenoble
Ce Dramaturge atypique délaisse la parole au profit des gestes, des bruits et des objets.
La part des choses
Dans le théâtre de Bruno Meyssat, on ne parle pas, on vaque : à démonter une table, à pulvériser une assiette, à faire claquer une porte. A la rigueur, on chante, comme dans ce singulier spectacle créé aux Subsistances de Lyon, un lieu où fermentent d’excellentes créations hors norme. « J’ai un malaise avec les codes du théâtre », annonce ce metteur en scène de 46 ans. Depuis vingt-cinq ans, il ne s’empare pas des mots, mais d’une « quincaillerie » faite de bruits, d’ustensiles, de gestes incohérents, de ces riens que les « gens du texte » négligent. « Dire toute la vérité, c’est impossible matériellement : les mots y manquent », professait Lacan. C’est dans cette béance-là que s’engouffre Meyssat, qui pratiquait le théâtre en amateur dans son village de la région lyonnaise. Son alchimie relève plus de la sensation tactile que du raisonnement : elle n’en mène pas moins le spectateur vers l’essentiel. Ainsi, quand il traite du meurtre d’Abel par Cain, toute une gestuelle improbable à base de tuiles qu’on casse, de torchons qu’on s’arrache et de barriques qu’on démonte nous projette dans un imaginaire paysan. Le fratricide prend alors un contexte terrien qui permet de mieux appréhender le mythe. Et dans Les Disparus, spectacle sur le naufrage du Titanic créé en 1993, il suffisait de quelques tasses de porcelaine qui glissent sur le sol pour que le spectateur éprouve le drame autrement : plus qu’un bateau qui coule, un monde qui bascule. « Avec moi, on ne sait pas trop à quoi on assiste, dit Bruno Meyssat . Il n’y a pas de données, pas de pièce, comme dans le théâtre traditionnel. C’est du matériel à finir, un peu comme la peinture abstraite. »
Le travail de Bruno Meyssat commence
un peu comme celui d’un peintre : dans ce qu’il appelle son
« atelier ». C’est-à-dire sa maison tout entière, où il stocke son
« outillage ». Pas une armoire, pas un tiroir qui ne recèle quelque
caillou étrange, quelque curiosité végétale, quelque objet cocasse glané aux
puces ou collectionné depuis l’enfance. Dans sa bibliothèque, on trouve plus
d’ouvrages d’anthropologie ou de livres d’art que de pièces de théâtre. Dans sa
cave attendent, classés par genre, des cordes, des machines à coudre, des
cannes à pêche, des chapeaux, des pièges à rats, des gants, des horloges …
Inanimés peut-être, mais aptes à susciter une étincelle. Ou au moins un
commentaire inspiré : « Tenez, cette chaise, n’est-ce pas le plus
fantomatique des meubles ? A moitié plein, à moitié vide. Elle attend
toujours quelqu’un. C’est sans doute l’objet le plus proche de l’acteur. »
Des chaises, il s’en est procuré un lot en Egypte, où il séjournait avec sa
compagnie, Théâtres du Shaman. Un troc, comme il les aime : une vieille
chaise contre deux neuves. A cela il rajoutait des pots de fleurs, des bancs,
des outils, des vêtements. Soixante mètres cubes au total ! « J’ai
aussi acheté quatre-vingts fourchettes car je pensais qu’elles pouvaient avoir
un rôle, mais elles n’ont jamais joué. »
Les jours de répétition, ces « acteurs » potentiels sont disposés sur
des tables. Chacun à leur tour, les comédiens y piochent de quoi inspirer une
courte improvisation.
Le lot « retour d’Egypte »
a ainsi suscité assez de réminiscences pour construire Imentet, un spectacle en
forme de carnet de voyage. Tandis que les acteurs élaborent leurs actions
« somnanbuliques » et saugrenues, Marion, la scripte, les consigne et
les numérote. 35 : époussetage. 39 : Badminton. 45 : reboucher
une bouteille avec peine. « Ce matériel donné par l’acteur, c’est comme
des briques. Reste à les trier, à les assembler pour construire le
spectacle. » A sa console, Meyssat achève de faire cuire le sujet »,
ajoutant quelques mesures prélevées chez Messian, chez Morton Feldman, des
aboiements de chien, les bruits d’une partie de tennis. « Comme j’ai mis
quelques années à faire accepter ma méthode, explique-t-il, mes moyens ont
d’abord été réduits, mon équipe aussi. Je m’occupais du son et de la lumière.
Maintenant, ils sont devenus une partie intégrale de mon travail d’écriture, et
je ne les laisserais plus à des techniciens. »
« Je n’aurais pas dû tomber dans le théâtre, dit-il. Je m’y sentais
empêché partout. » Au sortir du lycée, Bruno Meyssat se destinait à
l’athlétisme. Avant de faire un crochet par le théâtre… On ne saurait mieux
illustrer les vertus du détour.
Catherine Firmin-Didot