1998/ Extraits d’ un entretien entre Michel Corvin et Bruno Meyssat

au sujet de la réalisation de « Samuel Beckett / Pièces Courtes »

Michel Corvin :
J’attaquerai par une question abrupte : pourquoi Beckett ?

Bruno Meyssat :
Au départ, quand j’ai décidé d’aborder le texte, un peu comme un défi, par rapport à un certain nombre de hantises, j’ai lu plusieurs auteurs et je suis passé par Beckett, naturellement. Quoi où ? m’a réellement marqué parce que ce texte était très économe. Dans les pièces que je lisais d’autres auteurs, développements, conflits psychologiques étaient partie du lot… Et j’ai découvert les dernières pièces de Strindberg et leur abstraction m’a retenu. puis j’ai choisi Orage.

Michel Corvin :
Ce que tu viens de dire sur Quoi où ? est intéressant et discutable parce que l’économie beckettienne est aussi grande sinon plus, dans des pièces comme Pas, qu’on peut considérer comme un exercice de laboratoire sur le mouvement. Je trouve qu’il y a encore beaucoup de choses dans Quoi où ? en ce qui concerne le contenu.

Bruno Meyssat :
Oui, mais dans Quoi où ?, ce qui m’impressionne, c’est la structure, c’est elle la chose la chose la plus importante et non l’observation ou la description d’une chose qui se passerait dans la pièce ou entre les personnages. Pourtant la structure par un autre chemin peut y conduire…

Michel Corvin :
D’accord mais la structure est encore plus squelettique ou concentrée dans des pièces comme Pas ou L’impomptu d’Ohio…

Bruno Meyssat :
Je trouve que Pas est, si je peux dire, plus charnelle ; on peut presque y entendre une sentimentalité. Avec Impromptu d’Ohio, c’est un autre type de travail, plus mathématique. C’est une peinture plus abstraite… , une horlogerie dramatique…

1998 Pièces courtes Photo Nicolas Treatt

Michel Corvin :
Je repose ma question de façon plus précise : qu’est-ce qui t’a conduit à Beckett ?

Bruno Meyssat :
C’est un travail réalisé, au Kenya, en anglais, qui m’a finalement conduit à Beckett… Il y avait deux choses au départ dans ce projet : d’une part cela me motivait de travailler avec des acteurs dans une langue étrangère, cela me procurait la distance nécessaire pour affronter le malaise que je ressens toujours à travailler en français sur un plateau, enfin je voulais voir comment la parole sortait et faisait sens de la juste place, de l’endroit précis où Beckett l’avait imaginé et indiqué par les didascalies.

Michel Corvin :
C’est la réaction même de Beckett à l’égard de la langue. Il le dit très bien dans l’entretien avec Charles Juliet : il s’est mis à écrire en français pour avoir un sentiment d’étrangeté.

Bruno Meyssat :
Ce sentiment-là.. j’avais finalement besoin d’être loin ; je veux dire d’ici, pour tenter d’enlever ce sentiment obsédant de « ça ne va pas ». Au théâtre, l’usage des textes et des histoires emmènent les gens dans des situations paradoxales ; le metteur en scène et les acteurs ont la plupart du temps le projet tout simple d’amener le public à projeter quelque chose sur quelques évènements reconstitués et qui n’existent pas de fait. Mais, comme la pente est savonnée et savonneuse, c’est l’éternel retour du réalisme par des voies détournées, toujours plus inventives et intelligentes pour ne pas être reconnues pour ce qu’elles sont ; des représentations « à partir de »… par des gens ayant des idées sur le texte, etc…

Michel Corvin :
C’est la fantasmagorie théâtrale. C’est-à-dire que tu es projeté dans un monde imaginaire qui n’est pas forcément réaliste…

Bruno Meyssat :
… avec des postures où je sens toujours une sorte d’indécence, de volontaire cécité, de l’impudeur aussi et ça traîne pour moi depuis des années.

Michel Corvin :
C’est l’impudeur poétique… C’est l’impudeur de la parole imposée si tu veux, c’est ça que tu ressens comme contrainte.

Bruno Meyssat :
Le fait de revenir à Beckett en France provient, je le répète, de cette création faite en Afrique avant que le projet autour de l’Egypte ne soit lancé. Il y a eu deux choses en même temps, une alternance plutôt qu’une succession. J’étais tenté d’élargir le spectre, pour ainsi dire, des choses que je pouvais réaliser, de gagner comme une main supplémentaire : la parole sur le plateau, dans la bouche des acteurs… ou du moins de ne pas me couper cette main, de me calmer avec cette répulsion du texte en essayant de trouver ma voie là-dedans avec mes questions. Dans Imentet qui était un spectacle essentiellement plastique, ça parlait un peu…

Michel Corvin :
Pour être précis, est-ce que tu vois des élements de ressemblance entre Beckett et ton travail, entre l’écriture, la pensée de Beckett et ton travail ?

Bruno Meyssat :
J’ai lu hier une de ses lettres où il s’interroge sur l’acte d’écrire et son insurmontable défi, il dit « que sa propre langue lui apparaît comme un voile qu’il faut déchirer afin d’atteindre les choses (ou le néant » qui se trouve au delà », « qu’il faut forer des trous dans le langage jusqu’à le faire suinter de ce qu’il contient » et cite la musique, celle de Beethoven, comme un exemple où ce travail s’exerce sur le medium même.
C’est quelqu’un que la peinture concernait, que le cinéma a tenté toute sa vie – il a même ambitionner dans sa jeunesse d’être opérateur. Il jouait du piano… c’est un homme tellement complet qu’il ne pouvait pas regarder la littérature en professionel de la profession, se satisfaisant d’un style qu’il se serait fabriqué. Dans cette lettre s’exprimait aussi le sentiment qu’il devait tenter quelque chose contre le langage pour en découdre jusqu’au plus grand risque, jusqu’à son discrédit… Ne pas se limiter aux perfections du métier.
Après il y a cette expérience du phare où une nuit de 1946, il se rend compte à quel point l’inconscient est un outil, un partenaire de travail. Il a tout en lui-même. Ce n’est ni le milieu, ni les gens, ni Dante qui vont lui apporter les choses dont il a besoin, c’est son histoire profonde, son nom, sa souffrance. Rentrer en soi-même… C’est un homme qui a souffert psychiquement. Je ne savais pas qu’il y avait un tel malaise dans sa vie, de telles errances. Il me semble avoir compris en quoi la conférence de Jung, à laquelle il assiste un jour, a pu être une des révélations, des articulations véritables de son existence. Accepter son fatras intérieur, y regarder… Et se dire, c’est ça qu’il faut écouter. Il y a là quelque chose qui me touche, c’est comme un satori longtemps espéré.

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1998 Pièces courtes Photo Nicolas Treatt

Michel Corvin :
Ce que je voudrais pointer, ce sont les ressemblances de Beckett avec ton travail. J’en vois un certain nombre. Tout d’abord le silence. Le silence n’est pas chez Beckett l’absence de parole, un trou entre deux bruits, mais une tension, la perception de l’indicible. Conception tout à fait neuve qui se monnaye par des moyens dramaturgiques relativement simples, comme la répétition : la répétition est une façon de piétiner, de ne pas avancer, donc de faire silence aussi dans le discours, une sorte d’ascèse négative ; Beckett l’utilise beaucoup et toi aussi. Une autre chose qui me paraît très intéressante dans ton travail et qui est très présente chez Beckett est la concentration, faite, pourrait-on dire de fixation sur un objet, d’obsession, pas nécessairement sur un objet-chose mais, disons, sur un objectif. Cette notion de concentration est quelque chose qui, dans ton travail, touche particulièrement le spectateur. Il n’est pas invité à sortir de lui-même pour entrer dans un monde imaginaire mais, au contraire, à être présent à lui-même, à travers ton spectacle. C’est cela que j’appellerais la concentration beckettienne et qui est commune à tous deux. Un élément encore qui me paraît très important chez lui comme chez toi est l’abilition du sujet, finalement du : « de quoi ça parle ? ». On n’en a plus besoin. Cela se manifeste, en termes de jeu, sous forme d’anonymat. Tu travailles dans l’anonymat, c’est-à-dire que chez toi il n’y a aucun acteur qui soit au-dessus des autres. On pourrait parler d’une espèce de nivellement (pas par le bas naturellement) des différents participants du spectacle et de l’anonymat aussi de la chose en jeu : elle n’est pas caractérisée comme quelque chose d’exceptionnel, comme un évènement ou comme une explosion inventive, non, elle est finalement toute banale et c’est cette banalité qui me paraît aller, Beckett l’a dit d’ailleurs, au plus profond. Faire voir les choses comme encore jamais bien vues, entendre les mots les plus simples (chez toi ce serait plutôt des bruits) comme jamais vraiment entendus, c’est pour une part la grande invention (qui a tellement irrité !) de Beckett et c’est une des grandes qualités de ces « leçons de perception » que sont tes spectacles. Beckett, de plus, est un méditatif, un contemplatif (ça apparaît très bien dans ses conversations avec Juliet) ; il donne l’impression d’être un peu absent au monde : il peut passer des mois ou des années à ne rien faire, à regarder les mouches voler, pourrait-on dire. On peut aller jusqu’à parler d’une espèce d’autisme beckettien, ce qui se traduit, au théâtre, par l’impérialisme du monologue, du monologisme : il n’arrive pas – ou ne veut pas – à donner la parole à un autre. Tout son questionnement est : est-ce que l’autre existe. C’est le problème de l’identité, non pas l’identité de soi mais de l’autre. Est-ce que l’autre va se mettre à pouvoir exister ? N’y a-t-il pas dans cette démarche quelque chose qui recoupe ta propre vision du monde ?

Bruno Meyssat :
Il y a là des aspirations que je peux reconnaître en moi comme la disparition du sujet ou plutôt son apparition, son existence sur un autre plan. Faire « être » des acteurs sur un plateau sans qu’ils n’aient de rôles. Je suis frappé par la manière dont les jungiens, enfin ceux qui se penchent sur l’inconscient et ses mondes avancent que dans son rêve, le rêveur est partout. Il est la scène, l’acteur, le metteur en scène, l’auteur, le critique.
Il est disséminé.
Michel Corvin :
Oui, mais ça, c’est la subjectivité généralisée. Je crois que c’est l’inverse : c’est l’impersonnalité généralisée chez Beckett…

Bruno Meyssat :
Mais je crois que ça se rejoint…

Michel Corvin :
C’est cela qui est très inquiètant. Il y a une espèce de cristallisation du vide…

Bruno Meyssat :
… une vaporisation… celui qui écrit se dissoud et entend une partie de lui qui prend la parole. Celle-ci se dépose dans un personnage… Ensuite, comme pour un arbre, il y a un tronc, ensuite ça s’ouvre, il y a une branche, deux branches puis trois puis le feuillage entier… l’écoute d’une même personne à travers toutes les créatures qui le constituent.

Michel Corvin :
… c’est cela mais ce n’est plus l’individu, c’est beaucoup plus. Je prenais l’exemple de Quoi où ? Celui qui parle est tout seul. Il y a un parleur mais avec plusieurs voix : c’est plus du parleur, le comédien et l’auteur – Beckett est là – qui parlent. « Comprenne qui voudra ». Toute cette dispersion fait qu’on ne peut plus s’attacher à la notion de personnage, d’individu…

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1998 Pièces courtes Photo Nicolas Treatt

Bruno Meyssat :
La façon dont il parle des voix errantes dans ses romans… la voix qui parle va se fixer sur un corps comme l’oiseau ba égyptien sur sa momie… contrairement au corps, elle possède une grande mobilité… c’est assez proche finalement de ce qu’on pressent des profondeurs de l’esprit, du fait de parler… Beckett a fait une analyse dans les années 30, à cette époque approcher cette pratique n’était pas fréquent… Pour un écrivain qui veut entreprendre le langage autrement, crever son plancher et entrer en ses dessous, c’est un bon moyen. Là il découvre des choses qui s’imposent naturellement, il va s’y consacrer. Je pense comprendre ses combats et j’adhère à son rejet d’une virtuosité vaine… D’un autre côté, dans Murphy il y a des passages virtuoses, me semble-t-il et un peu lassants. Cela demeure une attitude qui s’efforce de formuler le regard qu’il porte sur le monde et la vie qui s’y mène. Après Watt on passe à autre chose…

Michel Corvin :
Il ne décrit pas le monde, je dirais que le monde est en lui, à travers lui. Il y a une question posée par Juliet : « Est-ce que vous connaissez, dit-il à Beckett, la philosophie orientale ? ». Beckett répond « Un peu mais pas tellement ». Or, à mon avis, il y a une entreprise cosmique chez Beckett. Ce sont les voix du monde qui passent à travers lui et dans Quoi où ?, il y a quand même une ponctuation temporelle, mais ce n’est pas simplement une chronologie : le printemps, l’été, l’hiver… c’est la nature, ce sont ces voix errantes qui se fixent sur les différents personnages. C’est d’autant plus étonnant et paradoxal que, finalement, ce sont toujours des affaires entre hommes qui se jouent. La nature n’est pas là comme élément de description, elle est là comme imprégnation globale et finalement invisible.

Bruno Meyssat :
Quand dans ses romans, on sort d’un endroit plutôt habité, c’est un peu un sentiment enfantin qui s’impose, un tableau naïf : on sort de la ville, on rencontre les herbes, les insectes, les vaches, les éléments dans une succession où chaque vis-à-vis est serti de vide, comme dessiné, délimité d’un trait fin. Et soudain, en quelques mots il peut peindre un paysage et son ciel.
flottante…

…. On a une jubilation à lire Beckett. Il a un sens redoutable du langage et de ses strates, dans ses voyages entre la profondeur et la surface, il met en rapport des modes d’expression presque dissonants, qui parfois se regardent en chien de faïence.
On peut penser que finalement c’est un bon vivant, il s’autorise tout, avec en toile de fond cette préoccupation essentielle, celle de manifester par son écriture le présent. Je suis admiratif quand un écrivain, un peintre ou un cinéaste réveille son public de la fascination qu’il distille ; et le fait dans un tel état d’affrontement avec son outil même, non pour faire le malin qui sait qu’il est un artiste, mais par souci d’atteindre le réel, le présent, le temps qui passe.
Je crois que Beckett enviait la musique pour ça, cette propension naturelle à entremêler l’absence et la présence, par l’usage des tensions et son immatérialité.
Cette venue du présent – de l’indicatif – il l’atteint par des moyens extrêmement simples et déroutants, de bonne trivialité mais avec une très grande culture, ce qui fait qu’il ne tape pas n’importe où, il n’est jamais vulgaire. Il utilise son intuition et un sens aigü de la langue, que la fréquentation de la philosophie lui a peut-être donné.

Michel Corvin :
Il a inventé un autre temps. Le temps au théâtre est tout à fait impossible puisque l’oeuvre est déjà écrite, donc c’est déjà passé. Comment faire du présent avec du passé sinon par une espèce de convention à laquelle le spectateur veut bien se soumettre mais malgré tout, c’est une convention qui ne trompe personne. Beckett casse cette convention en faisant qu’il y a une réelle fabrication du temps, instant par instant, au fur et à mesure de la production, de sa phrase.

Bruno Meyssat :
C’est vrai qu’entre En attendant Godot et Quoi où ? les outils qu’il emploie sont très différents. Dans Godot on sent qu’il partage avec d’autres cette propension à rendre la représentation théâtrale comme si elle s’inventait au fur et à mesure en citant le plateau, les acteurs… Dans ses Dramaticules, ce sont des moyens plus ascétiques, plus essentiels qui sont requis. Il ne se disperse pas, il en prend un et le laisse agir jusqu’au bout.

Michel Corvin :
C’est ce que j’appelle une expérimentation. Il y a chez Beckett le désir de choisir un domaine étroit et de l’exploiter jusqu’au fond.

Bruno Meyssat :
Il y a une dimension d’expérimentation avec ce que cela peut avoir de sevérité et de regard fixé sur un objet, un objectif. Il mise sur une petite fable, un détail et il atteint l’universel, c’est au plus haut point névralgique qu’il pique, un endroit qui est connecté avec quelque chose de beaucoup plus grand, toujours. Il travaille sur un matériel qui a réduit avec le temps, il distille.
Une hypothèse à priori fermée au départ et on arrive à une fable du monde. En parlant de l’orient, on peut évoquer le haïku, ou les adages zen et leur fables concises.
Quand je travaille sur ces pièces, je n’arrive pas à en faire le tour, il y a des éléments irréductibles, on ne peut pas faire une fois le tour « de la maison », s’éloigner et la regarder de loin en en ayant une représentation. Comme les yeux, elles possèdent un point aveugle, un endroit où elles se relient avec une matrice véritable, inconnue qui ne paraît jamais. C’est ce qui est le plus déroutant dans ce travail.

Michel Corvin :
Dans un texte que tu as écrit, tu parles d’unir les partitions naturelles, ces mesures hétérogènes que sont les quatre textes de Beckett dans ta vision personnelle et pourtant respectueuse de Beckett puisque tu dis qu’il faut les laisser s’exprimer, ces textes-là. Alors, comment concilies-tu les deux – d’autant que tu parles d’inscrire des intermèdes pour lier ces différents textes – alors comment construire des intermèdes qui te seront personnels et comment unifier ce qui sera naturellement de ton fait, avec le désir de laisser la parole de Beckett pour ainsi dire libre et indépendante. Autrement dit, question simple et stupide : quelle est la marge de liberté du metteur en scène en face d’un texte de Beckett et quelle est la marge que tu t’accordes ?

Bruno Meyssat :
Elle est tracé en grande partie par le travail sur les intermèdes : comment passer d’un lieu où s’est joué le dramaticule n° 1, pour pouvoir commencer le n°2. Il y a déjà des transformations physiques de l’espace : une table apparaît, il faut que deux chaises arrivent. Il faut dessiner le fil qui fera tenir ensemble les pierre du collier, mais les pierres sont taillées selon les didascalies de Beckett. Les intermèdes sont des transformations. Il faut donc entendre ce qui peut advenir en l’un pour devenir l’autre, quelles forces se révèlent, éveillées par quelle impulsion… Un homme dort, se retourne dans son lit, ses songes se succèdent ; c’est un peu comme ça… Je me dis qu’il ne faut pas que ces Dramaticules s’enchaînent comme des numéros. Plus je relis l’oeuvre de Beckett plus je suis sensible à cette dimension de l’inconscient avec comme vis-à-vis une maîtrise intense. Pour nous, le choix de l’ordre dans lequel vont se succèder ces Dramaticules est fondamental. Il nous dit de quelle nuit il s’agit.

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1998 Pièces courtes Photo Nicolas Treatt

Michel Corvin :
Tu ne veux pas parler, en dire davantage des intermèdes ?

Bruno Meyssat :
Non… Sinon que l’air de jeu se compose d’un plateau incliné à 3% d’une surface de 36 m2, entouré d’espaces de repos ou de déplacement. Le plateau est l’aire des dramaticules, c’est là que s’exercent les didascalies de l’auteur ; le reste est consacré aux intermèdes. Puisque les acteurs inemployés pour une pièce ne sortent pas – on ne sort pas d’une tête pour aller faire un tour !… Ils vivent le ressac de l’action sur le plateau sans manifestation aucune en eux… Ils sont comme des zones que la conscience n’éclaire pas, trop occupé par l’objet de son travail, de son observation du plateau, une pente… l’aire de jeu est la visualisation d’un esprit en activité. Quand on pense à quelque chose, d’autres se tiennent en se pressant aux portes de ce présent-là, mais ne se manifestant pas, elles n’ont pas en elles assez d’énergie pour le faire…

Michel Corvin :
C’est ce qui te rapproche de Beckett, vous êtes tous les deux des indépendants, des solitaires, ne voulant rien devoir à une culture apprise ou imposée, voulant tout fabriquer par soi-même de son rapport au monde. C’est très frappant.

Bruno Meyssat :

…Il y a un instant, je pensais au rapport que Samuel Beckett avait avec son pays natal : l’Irlande. Moi, je suis de la campagne et je travaille ici, à Paris, je parle de chez moi et je ne peux pas y rester car il n’est plus.
Le Parcours de Beckett m’interroge… des questions aussi s’y lisent, comment être sûr « qu’on écrit sa propre musique » et non celle des autres, comment réduire sa bibliothèque, sa fréquentation des images et des films pour se concentrer ?
J’envie presque cette époque où Beethoven avait du mal à se procurer des partitions de Haydn, où Bach pour écouter la musique d’orgue de Buxtéhude avait dû traverser l’Allemagne à pieds… Cela invitait certainement à un face à face direct avec ce qu’on nomme l’inspiration, avec ce qu’on a à sortir…

… C’est par là qu’on recommence à travailler. Pour Samuel Beckett, son retrait forcé, pendant la guerre dans le petit village de Roussillon dans le Vaucluse, a été une époque de détresse extrême mais aussi une providence. Il va y écouter ses voix… devenir l’auteur de l’Innommable, au milieu des vignes.