Témoignages réunis et présentés par Odette Aslan,
CNRS éditions, 1993
Un théâtre d’avant la parole
Je fais un théâtre sans texte depuis neuf ans. J’ai commencé en 1981 en éliminant tout d’abord et rapidement ce que je ne voulais pas faire sur un plateau. Avec Philippe Cousin, nous avons travaillé neuf mois durant, et nous avons suivi un chemin où tout naturellement le texte n’a pas trouvé place. Ce que je veux montrer est plutôt relatif au temps et à l’espace, et s’intéresse moins au récit où à une dramaturgie préalable. Je suis impliqué dans la peinture, la photographie, la musique, mais je fais du théâtre. Avec un plateau, des acteurs, des lumières, du son, mon utopie consiste à perturber les sensations d’espace et de temps chez le spectateur.
J’assume l’éclairage de mes spectacles ; le travail sur l’éclairage et le son commence avant les répétitions, et le rôle des objets est déterminant – les matières inanimées demeurent des organismes quasiment vivants. Si l’on agit sur l’une des composantes (lumière, son, objets) cela aura des incidences sur les trois autres ; je les considère toutes comme des acteurs. Plutôt qu’une scénographie, je fais une « installation » avec des objets posés à terre ou suspendus. Je choisis des angles, des couleurs. Les sons, je les choisis par intuition : j’ai un ensemble de cassettes, je créé ainsi une sorte d’ « aquarium sonore » dans lequel l’acteur s’introduit pour y accomplir des actions. Au départ, j’ignore quelle scène nous allons travailler. Cela ne s’accommode pas de la parole. Souvent, dans les spectacles que je vois, le prologue est basé sur le son, le monde montré sans parole est très présent, ce sont pour moi les meilleurs moments. Dès que les acteurs parlent, il se produit un décrochage ; la perception du temps, des lieux, s’amoindrit. Une des choses que je poursuis au théâtre, c’est de sortir du temps, d’altérer les perceptions de l’espace et du temps. La parole est un outil quotidien qui incite à comprendre ce que les gens se disent et ce qui est en jeu, mais elle nous emprisonne dans le temps, elle appauvrit la perception théâtrale. L’espace scénique est un paysage à ressentir plutôt qu’à déchiffrer. Pour l’Ajax de Sophocle que je viens de monter se passe avant le dialogue des personnages ou entre les moments où ils se parlent. C’est une variation d’après le récit de Sophocle.
Je travaille dans les interstices du texte, dans les situations apocryphes que Sophocle n’a pas écrites. J’ai été amené ainsi à un travail d’improvisation assez déroutant pour l’acteur au début, mais qui est destiné à construire un pont entre lui et les objets. Un acteur peut improviser avec une matière, un objet, dans un contexte lumineux et sonore que je propose. Je choisis une couleur, un angle, des sons, et le sol. Je travaille beaucoup sur la nature, la matière du sol, ainsi que sur ses formes et ses dimensions. J’ai intuitivement l’idée de ce qui m’intéresse ou non pour un spectacle, mais je peux me tromper et certaines improvisations mènent à des impasses. Au fur et à mesure, je prends des notes sur ce que je vois ou entends – les sons, bien entendu, puisque, dès le départ, la parole est inutile. Je fais des dessins, je note ce vers quoi l’image doit tendre ou ce qu’elle m’évoque, je procède par association d’idées. J’obtiens des segments, assimilables à des rushes de cinéma, pas encore étalonnés ; il faudra encore revoir lumières et sons, trouver les costumes, la mise en espace, etc. Mais ces segments sont repérés, numérotés, afin d’être inclus ensuite dans un montage.
Pour notre dernier spectacle, Ajax, j’avais construit deux cents « moments », j’en ai sélectionné soixante-dix, puis nous les avons réduits à quarante, qui eux mêmes furent réaménagés, car la « bande image », comme une plante, croît et se ramifie, et l’on sait qu’en mettant bout à bout deux images on en obtient une troisième. Puis l’étalonnage couleur intervient vers la fin (la création obtenue avec l’acteur pouvant amener à modifier la lumière réglée au départ) ; le son est également reconsidéré, le travail rythmique se fait en dernier. En l’absence d’un texte, le rythme du spectacle devient primordial. Nous sommes, nous, accoutumés à des choses assez lentes, répétitives, muettes, mais les spectateurs sont frustrés par l’absence de répliques. Nous devons donc créer les conditions d’un silence qui devienne naturel. Celui qui manipule le plus l’ordre du temps et de l’espace, c’est l’acteur. Il est le plus autonome, il propose, mais dans un ensemble de conditions.
Les auditions sont délicates car à partir du moment où je les ai choisis, les comédiens s’approprient de fait un rôle. Ajax mesurera donc 1,89 m, il aura une certaine morphologie, marchera d’une certaine façon, déploiera les bras de telle manière, courbera la tête ainsi, etc. Le corps de Philippe Cousin devient le corps d’Ajax, par une suite d’improvisations. Les acteurs dont le rôle n’est pas encore défini prennent leur place parce qu’ils ont tel rythme, tel poids, telle nervosité. Ce sont des attrape-songes. Lorsque Philippe Cousin produit une image, j’essaie de créer à partir de celle-ci un champ magnétique susceptible de déclencher la mémoire ou l’imaginaire du spectateur. J’entends par champ magnétique les fils invisible entre les acteurs et l’espace. Une tension. En transformant une couleur ou en déplaçant un son, on déplace les tensions, ainsi qu’en musique pour un quatuor.
Au cours des auditions pour Ajax, je ne savais au juste quels personnages de la pièce je représenterais, en dehors d’Ajax et de Tecmesse. J’avais seulement des options. Je déterminais avec les acteurs auditionnés le type de personnage qu’ils pourraient incarner valablement, afin qu’eux et mois puissions ensuite nous inspirer mutuellement. Un nouvel arrivant me fit penser qu’il serait bon de représenter Télamon, le père d’Ajax, plutôt qu’Hector. Les choses se déplacèrent. Les acteurs s’approprient les personnages et rendent évidents leur stature, leur gestuelle propre. Ils apportent tout leur être, mais ils travaillent dans des conditions que je leur impose : une certaine couleur, une certain rythme de travail ; parfois ils n’ont rien à faire, parfois beaucoup.
En répétitions, je choisis les pauses. Il m’est difficile de définir ce que je fais. Ce n’est ni mime, ni pantomime, ni « B.D. sans bulles », ni cinéma muet, ni marionnette. J’appelle cela des « séances », en référence à une utopie personnelle. A vingt ans, J’aurais préféré faire des films mais je n’en avais pas les moyens. Je lisais des ouvrages sur le chamanisme. C’était pour moi la forme de théâtre la plus incroyable, la plus vertigineuse. Je n’ai assisté à aucune séance chamanique, mais par leurs relations au son, à l’invisible et aux assistants qui y participent, ces séances représentent comme un paradis perdu du théâtre. Elles convoquent tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qui n’est pas là au départ, et qui est catalysé, mis en jeu par un corps, celui du shaman. Je ne fais pas pour autant quoi que ce soit d’assimilable à du chamanisme, je n’en parle jamais. Toutefois, le théâtre narratif ou profane ne m’intéresse pas, je ne saurais même pas monter du théâtre de texte, je préfèrerais plutôt faire de la peinture. Le théâtre reste une expérience de l’âme humaine avant d’être un récit.
Aux auditions, je retiens les acteurs qui « vivent » des choses. Ainsi, je leur demandais un jour d’exprimer physiquement ce que leur évoquaient deux tuiles que j’avais mises sur une baguette de bois. Quelques-uns déplacèrent l’objet, le manipulèrent, se déplacèrent par rapport à lui. D’autres ne réagirent pas.
Odette Aslan – Comment le corps de l’acteur intervient-il, de quelle manière est-il mis en jeu dans ce « quatuor » dont tous les éléments ont une grande importance ?
Philippe Cousin – Il intervient d’une manière animale. Instinctivement. Bruno Meyssat attend que la proposition de l’acteur entre en résonance avec ce qu’il a envie de voir, d’entendre, de ressentir. Il ne donne aucune indication là-dessus. Il met l’acteur dans des conditions suffisantes de travail pour que cela se produise.
Bruno Meyssat – Le spectacle Insomnie, en 1985, traitait de l’état d’endormissement et de troubles visuels. Au début, l’acteur Alain Berganti portait une ampoule sur le front, on ne voyait qu’un filament au-dessus de ses yeux, on allumait progressivement l’ampoule et à partir du moment où elle le brûlait, il s’en allait. Un autre travail a présenté de grandes difficultés : un acteur devait sentir que sa main était au bout d’un bâton qu’il manipulait. Comme s’il avait eu un segment de bras supplémentaire. Dans l’espace, des plaques de zinc étaient pendues au plafond, à un moment on faisait crisser ces tôles, elles « parlaient ». Je tentais ainsi de créer plus avant un pont entre matières et acteurs, présences inanimées et humaines. Au cours du spectacle, le public pouvait confondre deux dos nus dans le lointain, lorsque l’un d’entre eux se dégageait de l’immobilité on prenait conscience de la présence d’un mannequin et d’une actrice. Si j’évoque des matières, c’est que je considère la matière comme un être. L’acteur ne descend pas au niveau de la matière, la matière se hausse au niveau de l’acteur. Les acteurs de La Visite sont pour moi du « sable en mouvement ».
En 1987, pour Refrain, d’après Sophocle, ou rêve d’agonie de Polynice, nous avions obtenu l’usage d’un hangar de trente-sept mètres sur dix-sept et cent vingt tonnes de cailloux. Philippe figurait Polynice, « mal enterré », appelant ses sœurs au secours dans une sorte de rêve, et voyant l’une d’elle, Antigone, enceinte, mais dont le corps restera stérile à jamais. L’actrice portait sur le ventre une pierre plate. Polynice venait regarder ce caillou, en essayant d’être aussi inerte que la chaise.
J’avais éclairé les statues de Giacometti à la Fondation Maeght pour un concert, et je voulais établir un pont entre la statuaire et l’acteur. Nous avions fait de nombreuses improvisations avec un morceau de platane. Nous l’appelions « le Tonton » et nous l’avions suspendu. Il y a beaucoup de pendaisons chez Sophocle. Polynice dialoguait avec « le Tonton », le visitait. Il m’est arrivé de penser que « le Tonton », cette forme assise en platane, avait un regard sur le public. Un objet peut avoir sa part de présence. À Nice, je réglais les éclairages d’un récital de GhédaliaTazartès, j’avais installé « le Tonton » au fond, des gens l’ont pris pour un personnage assis qui allait intervenir. Dans La Visite, un travail sur l’Annonciation, en tant que scène et genre pictural, l’ange Gabriel était doté de deux branches de bambou suggérant des ailes ; le sol était de bois, de feuilles sèches et de galets, parfois quelques actes simples évoquaient furtivement l’attente de Marie et l’accueil douloureux de l’ange. Sur une chaise, un tissu devenait incandescent. Il semblait lié au corps de l’actrice et c’était comme si elle ouvrait son corps en le dévoilant.
Pour Ajax, en Avignon, un bac creux, au centre, contenait une tonne et demie de tuiles cassées. Une branche de saule, pendue, éclairée de différentes manières, oscillait et ralentissait le temps. Un moment, elle devenait barre d’exercice pour la danseuse Marie Ève Edelstein ; celle-ci exécutait des « battus » qu’interrompait Ajax. Deux autres acteurs participaient à cette reconstitution somnambulique du suicide du héros grec déchu.
J’hésite à choisir entre des acteurs initiés à la danse ou des danseurs venus au théâtre. En ce moment, je choisirais plutôt des acteurs ayant fait de la danse ou suivi des cours approfondis. L’acteur qui vient à la danse peut être démuni parce que l’épaisseur du personnage lui fait défaut, il peut penser qu’un théâtre dépourvu de parole est un appauvrissement psychologique. Le danseur peut se faire une fausse idée du théâtre, se livrer à un surjeu qu’il faut raboter ou à une enjolivure de gestes contre laquelle il est nécessaire de lutter.
Odette Aslan – Le masque d’Ajax prend les épaules et le haut du buste de Philippe Cousin. Qu’est-ce que cela implique pour la gestuelle ?
Philippe Cousin – Je ne peux tourner la tête, ce qui induit une certaine rigidité. Si je veux pivoter, tout le corps tourne. J’ai répété un mois et demi avec ce masque. Il est posé sur une caisse. Je plonge la tête dans le masque pour y entrer.
Bruno Meyssat – Quand Philippe revient vers les spectateurs, ses cheveux redéployés, l’accrochage du velcro est invisible. On voit le socle, le buste, et une tête nouvelle. Nous sommes partis de l’idée du masque mortuaire, et nous en avons parlé à Ehrard Stiefel, qui s’est montré sceptique. Selon lui, cela limitait la gestuelle de la statuaire mise en mouvement.
Marie-Madeleine Mervant-Roux – J’ai été frappée par l’introduction du végétal, de la branche, du tronc, du platane, de ces morceaux d’arbres qui deviennent bras ou personnes entières. Vous parlez d’une présence d’un corps immobile, muet, ressentie comme une vie intérieure. En milieu rural, les objets ont une histoire, ils sont dotés de pouvoirs symboliques.
Bruno Meyssat – J’aimerais donner un jour une représentation dans un champ. L’action serait éclairée en couleurs par des projecteurs implantés sur des tours. Les acteurs creuseraient le sol. Sous la pluie, par exemple. Pour notre prochain spectacle, nous ferons des répétitions en plein air, et de préférence sous la pluie. Ou sous la neige.
Philippe Cousin – J’ai travaillé trois ans dans les forêts. J’aime les arbres. Si on me demande d’aller vers un arbre, j’essaie d’être le plus direct possible, de prendre le temps de le rencontrer. Si je n’y parviens pas, cela ne marche pas. Il faut créer ou laisser venir une tension entre cet objet et soi-même. Le corps de l’acteur garde tout cela en mémoire, pour s’en servir plus tard comme d’un souvenir. Le temps de la rencontre est variable. Il y a des objets que je n’ai pas rencontrés. Ou alors j’ai triché.
Bruno Meyssat dans Le Corps en jeu, témoignages réunis et présentés par Odette Aslan, CNRS éditions, 1993