1992 / Théâtre Public – Hors série

AFAA 1992 -1991 / Egypte
Ajax, dépôts d’Egypte

de Bruno Meyssat

Louxor, 5 septembre 1991. Après neuf heures de train, l’aube apparaît sur l’écran des vitres du compartiment ; Défilent bosquets, champs, cabanes ; au loin, à l’ouest, comme rêvées, les falaises des montagnes thébaines. A la gare, des gens sont assis dans leurs djellabs, face à un militaire trop grand qui glisse da sa chaise. La densité des teintes est intimidante, les mouches ont déjà grand soif, le Nil est comme un lac, on ne sait pas dans quel sens il coule.

Le Caire, 21 juillet. Dans le quartier des potiers. Début d’après-midi, blancheur quasi saline de l’endroit, montagne de tessons. L’homme en face de moi sourit, pose sa veste, retrousse ses manches et façonne une tuile d’un peu de glaise toujours fraîche à ses pieds. Les bris de poteries dehors au soleil sont les matériaux rêvés du dispositif scénique d’Ajax…

Vallée des Rois, 6 septembre. On ne peut pas s’empêcher de chercher dans les remblais, au bord des sentiers, ces silex aux formes étonnantes qui jonchent la région et ses ouadis. Le soleil brûle le bob que je trempe toutes les demi-heures, c’est folie douce que de se pencher en plein midi sur les talus. La rencontre d’une de ces pierres est si exaltante, hors du temps, qu’on s’ébroue presque de contentement. J’ai de nouveau douze ans. Ce pays est si vieux et semble parfois si intact ! Ce pays est si enfantin qu’il semble parsemé de jouets lors d’invisibles passages.

Le Nil, entre Louxor et Gournah, 5 septembre. Assis face au bleu nuit des vêtements, à l’ébène des visages, au lie de vin des bouches, aux regards insistants et injectés de sang, je m’étonne encore d’avoir entendu un moteur propulser notre bateau et aperçu quelques voitures filer le long du quai.

Louxor et le Caire, 7 et 8 septembre. Ici, on se déplace dans le temps au moindre mouvement dans l’espace, mais l’absence de seuil est totale. Pour qui sait voir, chaque aujourd’hui semble connaître des anomalies furtives ou rééditer une séquence de son répertoire. Le temps est cette pile d’assiettes qui s’écroule et que l’on recompose tout de suite. Les rues et les passants, de jour comme de nuit, sont des plans traqués par un monteur toujours présent… Luc rapporte que le Christ au Golgotha répondit à un des larrons suppliciés avec lui : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » Je soupçonne l’Egyptien de savoir que pousser une porte, un jour, peut le mener à la stupeur s’il se retourne.

Vallée des Rois, 6 septembre. Entrée dans la première tombe visitable aujourd’hui, celle de Ramsès VI. Devant les fresques, un sentiment trouble d’affinité et de reconnaissance envers ces rêveries complexes déroulées sur des dizaines de mètres, tout au long d’un couloir moite et pendu. Théâtre de visions sulfureuses, humains, animaux, objets, figures s’y transforment et se combinent en de longs fondus enchaînés. Au fond, comme lancé contre une voûte de granit, un sarcophage immense et noir, plié en deux comme un piano écrasé. Nous avons suffoqué de chaleur, même nos jambes transpiraient.

Le Caire, 29 août. Le container du décor arrive enfin d’Alexandrie, les techniciens égyptiens eux-mêmes semblent rassurés et s’agitent autour des caisses, empoignent les objets sans ménagement en riant. A la lumière du portail de l’opéra, l’ouverture de ce caveau d’acier était d’un bel effet et j’étais touché de revoir, « sains et saufs », les sièges d’Ajax et de Télamon. Ils viennent de là-bas, nous étions ici à les attendre, à les rêver presque, ce sont bien les mêmes, c’est toujours un miracle que rien ne se déforme, ne vieillisse, après tant de distance parcourue. Le transporteur m’explique, ses mains pleines de bordereaux, que le retard est dû au zèle des douanes portuaires qui ont paralysé la salubrité des vieux rondins de bois du décor. Le directeur technique, en retrait, rit sans bruit avec l’onctuosité que je lui connais déjà et qui sera bien utile dans les heures à venir. « Toujours l’interminable temps fait croître ce qui se cache et sombrer ce qui se voit. » (Ajax, 641/642)

Le Caire, 30 août. Nouvel Opéra. Une querelle éclate dans le groupe des régisseurs (pour une raison que j’ignore encore) agglutinés autour de l’escabeau sur lequel l’un d’eux est juché, hébété par cette soudaine bourrasque, un projecteur au bout du bras. Plus tard, nous mangerons tous en riant de ces délicieux sandwichs achetés au bord du Nil. Ils est 2 heures du matin, la camionnette de l’opéra nous dépose devant l’hôtel et disparaît dans une circulation digne des grands boulevards parisiens.

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Le Caire, 4 septembre. Musée national. Vers la salle des bijoux de Toutankhamon, par la fenêtre large ouverte, monte la rumeur rageuse de la circulation. Cette ronde de tôle, ininterrompue, autour d’une place, rivalise de réalité avec l’inestimable dépôt silencieux que contient cette pièce de musée… Le dépôt, dans un théâtre, d’un décor silencieux, protégé ainsi par les écrins successifs des murs, demeure une action singulière. Nulle part comme ici l’enchâssement de la scène et du travail théâtral dans le giron d’un bâtiment, d’un quartier, d’une ville, ne m’a paru si édifiant. L’espace crépusculaire de la scène, disponible, se tient à une encablure du gros bouillon des rues et de sa vie immédiate, mais leurs pleines existences restent inconciliables et non simultanées. « Est-ce possible ? » est une question qu’on se pose souvent au Caire. Elle est de retour quand je regarde la grosse boîte du Nouvel Opéra, imposant mastaba blanc, détenir ce parquet peint d’Ajax, et l’avoir presque digéré.

Le Caire, 31 août. Nous rentrons à pied à l’hôtel, le long du fleuve en crue. La lumière est grise, plombée, elle rehausse pourtant le vert tendre de ces îlots d’herbes arrachés par les eaux qui ont parfois la taille d’un petit bateau. L’Egypte rurale fait irruption sans prévenir. Je pense à cette mêlée de vivants et de morts, et de temps de toutes sortes, qui maçonnent le pays, le constituent presque. A l’écoute de toutes ces collisions temporelles et des refrains qu’on perçoit ici, je penserais bientôt qu’Hérodote, ou Sophocle lui-même, sera à la première après-demain. Maintenant, il fait tellement sombre que l’air semble poudré de charbon.

Le Caire, 2 septembre. On m’a donné le programme bilingue du spectacle. L’écriture française et arabe, inversées dans leur sens de lecture, courent dans la brochure l’une vers l’autre et font de sa reliure un endroit fort à l’aspect nouveau.

Medinet Habou, 6 septembre. Nous revenons de nuit, aux pieds des colosses de Memnon que nous avons aperçus tout à l’heure du taxi. Un placenta d’étoiles les enveloppe quand on lève la tête vers eux. Les tailles deviennent équivoques, leur mutisme est accompli. Un vent violent lève la poussière et ploie les palmiers. Les phrases des voitures qui, nous dépassant, nous font à nouveau voir la nuit dans ce que l’on a oublié d’elle en France : son encre profonde, son mystère enfantin, sa vraie durée, jusqu’au matin suivant, pas avant…

Le Vieux Caire, nuit du 9 septembre. Au détour d’une impasse, vision d’un lieu où tout se tient autour et par le jaune d’une lampe à gaz : les panneaux de bois, les peintures des intérieurs, les habitants qui s’y faufilent. Un instant, la maison est de cuir sombre, martelé de safran, où les ombres sont réellement incarnées comme des matériaux de bâtiment.

Medinet Habou, 5 septembre. Devant l’hôtel, la suspension, avec sa petite ampoule, virevolte dans le vent, multiplie ses ombres très noires sur le sol jaune. Devant chez lui, le gardien du site archéologique me montre son pistolet, puis se lève, plein de componction, et s’en va vers le temple, dans la flaque minuscule de sa torche. Pour lui tout seul, les ombres de cette construction surnaturelle, dans ce lieu surnaturel, où des textes belliqueux du règne de Ramsès III sont enfoncés dans la pierre comme dans une pâte à modeler tiède. Les enfants qui jouaient au foot sur le champ de fouille doivent être couchés maintenant. La luciole du gardien disparaît derrière une muraille. « Les chiens errants sont les meilleurs gardiens, me disait-il tout à l’heure, je sais tout, à chaque moment ! »
« Je te vois, toujours, fils de Laërte, à l’affut de surprendre quelque ennemi et te voici près des tentes d’Ajax au bout de la rangée des vaisseaux, à suivre et scruter depuis un moment ses fraîches empreintes pour savoir s’il est là ou non. Un vrai flair de chienne laconienne semble te mener car justement l’homme se trouve là. » (Ajax, 1/9)

Der El Bahari, 6 septembre. « Tu verras des momies… » Au fond de ce boyau, perforant la falaise, un amas de corps raidis, noirs, brassés, qu’éclaire la lampe torche. En vis-à-vis, un remblai de bandelettes et de crânes. Plus bas, l’escalier continue. Il faut retourner. Nous le suivons. « Le tout-puissant sommeil délie ses prisonniers, il ne les retient pas toujours » (Ajax, 675/676)

Le Caire, 4 septembre. Ce qui ride le front de cet étudiant égyptien en face de moi, et épuise l’interprète dans son dévouement est une série de questions : « Où est passé le texte de Sophocle ? En quoi et où s’est-il déposé ? Comment est-ce possible ? … » Heureusement, il sourit à nouveau et je constate que ces disparitions du texte l’excitent plutôt.

Journal de D. Denon, graveur et égyptologue, 1799 : « J’éprouvai, comme toutes les autres fois, que la traversée de Thèbes était pour moi comme un accès de fièvre, comme une espèce de crise qui me laissait une impression égale d’impatience, d’enthousiasme, d’irritation et de fatigue. »

Vallée des Rois, 6 septembre. Devant la tombe encaissée d’Aménophis II, le son de l’endroit est étrangement cristallin, nous marchons depuis quelques minutes au fond d’un grand verre tintant et sec.
Sur la terrasse du temple de Deir El Bahari, la chaleur et la lumière nous font perdre patience. A l’horizon, le filet vert de la vallée du Nil est si fin que l’angoisse devait monter à la gorge d’Hatchepsout, reine du lieu, et des hommes de ce temps.
Sur le Parking du site, quantité d’armoires fermées et cadenassées, lestées de grosses pierres, s’alignent au garde-à-vous pour tous les touristes absents en cette fin de guerre du Golfe.

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Le Caire, 2 septembre ; de la régie, j’ai vu arriver toutes ces chemises blanches, ces robes savantes, ces lunettes scintillantes et ces costumes soignés. Ils parlaient très fort, s’asseyaient avidement devant la pénombre où s’étalait l’espace d’Ajax avec ses acteurs blottis comme des chats, vigilants. A cet instant précis, nul ne sait bien où, et quand, il se trouve ; C’est comme un treizième mois. C’est une idée juste de jouer Ajax au bord du « Nil limoneux ».

Gizeh, nuit du 3 septembre. Après la dernière d’Ajax, nous avons demandé un taxi pour les Pyramides. Le Plateau désertique est muet, celle de Chephren s’impose comme une montagne qui aurait éclaté sur place, non comme l’œuvre des hommes. Le sable semble plus léger à cette heure, Philippe Cousin s’est fait enlever ses tresses d’Ajax. Tout a ressurgi et disparu si vite.
Dans le quartier copte, un homme nous guide dans une église et nous parle de sa foi, de sa communauté, des douves sous le bâtiment. Ses mains minutieuses sur le bois rehaussé d’ivoire du jubé, la ferveur d’une séance de catéchisme dans une partie de la nef, les moines qui prient encore et toujours dans le désert libyen, tous ces faits semblent entretenir de fortes correspondances, et cette visite nous ébranlent.
Du taxi qui noue ramène, j’observe les premiers plis de la chaine du Muqattam qui viennent inquiéter l’horizon du Caire. Paysage biblique, couleur de ciment, sites militaires, pylônes, cimetières habités, Cités des Morts…
Etrangement, ce site me rappelle avec insistance le port grec d’Eleusis, qui fait face à l’ile de Salamine, royaume de Télamon, le père d’Ajax. La même lèpre industrielle et urbaine a dégradé ces sites ; et angoissé leurs approches. Lors de ce voyage préparatoire, à Athènes, les grues, les silos de ciment, les barges à l’abandon trônaient là sans partage.
C’est au Caire, deux ans plus tard, que disparaît notre Ajax, dans cette ville surpeuplée où près d’un demi-million d’êtres vivants vivent et dorment parmi les morts, chez les morts, dans les cimetières, musulmans d’abord puis chrétiens. Ici où, dit la blague égyptienne, les résidents du Paradis téléphonent à leurs amis cairotes pour le prix d’une communication locale, ici donc, se perd la trace du fils de Télamon. N’ai-je vu que la partie vivante de cette ville ?… Il faut retourner. « C’est la dernière parole que vois crie Ajax. Je dirai le reste dans l’Hadès à ceux d’en bas. » (Ajax, 864/865)

Bruno Meyssat